« La théologie (doctrina) a Dieu pour objet principal, mais elle a aussi essentiellement affaire aux choses (res), et aux signes (signa) », Augustin (De doctrina christiana, I, II, 2 ; repris, entre autres, par Pierre Lombard, Sentences I. dist. 1). Le signe concerné par l’OMCI est ce signe, celui qui participe à la connaissance de Dieu et aux échanges avec lui.
Dans la société médiévale, le terme signum est générique. Il qualifie les éléments constitutifs du langage (les mots) ainsi que toutes les choses signifiantes du monde sensible : le seing (le monogramme carolingien et plus tard, toute marque identitaire), le signal, la trace ou empreinte (le vestigium), mais aussi le présage, le symbole visuel, ou encore les expressions corporelles. S’y adjoignent, fondamentaux pour la période médiévale, le geste et/ou la parole efficaces, à savoir des signes performatifs qui, lors de leur accomplissement, désignent ce qu’ils font réellement dans le monde. Le prototype en est le Verbe divin, qui crée en disant. On en trouve des expressions fondamentales dans l’exercice de l’autorité civile médiévale, et sa déclinaison la plus importante dans la vie des chrétiens se tient dans le binôme parole-geste sacramentels, dont l’eucharistie constitue un apax, un mystère que les théologiens médiévaux n’auront de cesse de qualifier sur un plan sémiotique.
La conceptualisation médiévale du signe est à la fois héritée de la philosophie antique et adaptée au contexte du christianisme. Selon une définition pragmatique de saint Augustin, reprise par Boèce, le signe est quelque chose qui conduit à autre chose que lui-même : « le signe (signum) est une chose qui, outre l’impression (speciem) qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée » (De Doctrina christiana, II, 1, 1). Augustin pense donc la signification comme une relation à trois pôles : une chose sensible perçue par les sens, une autre chose, ce qui est signifié, et un interprète, qui est la pensée médiatrice. Néoplatonicien, il considère que le langage est lui aussi production de signes (les mots), tout en insistant, comme les stoïciens, sur l’opposition entre le signifiant et le signifié, et donc sur l’opération d’interprétation. Cette définition ne sera jamais abandonnée au Moyen Âge, mais elle sera précisée à l’époque scolastique pour les champs qu’elle laisse de côté. Pierre Lombard et ses commentateurs s’attacheront ainsi à montrer que l’insensible, que l’on ne peut qualifier de « chose », peut aussi signifier (les anges, l’eucharistie par exemple) ; et Thomas d’Aquin reformulera la définition d’Augustin : « Le terme ‘signe’, considéré en soi, signifie quelque chose de manifeste pour nous par lequel nous sommes conduits […] à la connaissance de quelque chose de caché » (Thomas d’Aquin, Super librum Sententiarum IV, d. I, q. 1, art. 1).
Dans le De Doctrina christiana, saint Augustin pose aussi une distinction entre signes naturels (comme la fumée qui est le signe du feu) et signes donnés, conventionnels (ad placitum), qui nécessitent, pour leur part, l’action de l’intellect (De doctrina christiana II, 2-3). Les signes considérés dans l’OMCI ne seront pas ces signes naturels, qui relèvent en bonne part des signes logiques de l’aristotélisme, étudiés en ce qu’ils permettent de raisonner (par ex. « le fait d’avoir du lait est le signe de l’accouchement », Aristote, Première Analytique, II, 27, 70a). Les médiévaux percevront bien cet écart et ne chercheront pas à le combler, quand bien même une partie de la philosophie scolastique dissertera sur la spécificité et les catégories du signe naturel. Guillaume d’Ockham, par exemple, pénétré de nominalisme (il n’y a de nature commune que dans l’esprit, pas dans le monde) et rompant avec l’opposition entre sensible et intelligible, développe la théorie d’un langage purement mental, avec l’idée que des signes non sensibles (les concepts) peuvent en faire naître d’autres à l’esprit : le signe « est quelque chose qui une fois appréhendé fait venir quelque chose d’autre à la connaissance » (Summa logicae I, c. 1, 8-9).
En fait, les lettrés médiévaux n’auront pas élaboré, à proprement parler, de théorie sémiotique unifiée, mais ils auront constamment réfléchi au signe dans leurs questionnements sur le langage et la communication, sur la perception et la cognition, sur les conditions d’établissement de la vérité et, bien sûr, sur la connaissance de la Création divine et de la Bible. Chacun de ces questionnements, avec son évolution et ses enjeux propres au cours du Moyen Âge, constitue un champ de recherche historique en soi qui pourra être ponctuellement convoqué dans les définitions des thématiques et les analyses de motifs.
La liaison entre sémiosis et psychologie est sans doute l’aspect le plus fondamental de la pensée médiévale du signe. Il la construit, à l’époque scolastique, en philosophie du langage et plus encore en pensée dans le langage, c’est-à-dire en une théorie générale de l’ambiguïté et de ses résolutions : « on peut se demander si la spécificité de la pensée médiévale n’est pas de ramener la réalité du réel à un système de signes où tout se tient parce que tout fait sens » [A. de Libéra]. De fait, que l’on aborde le signe dans sa définition restreinte de mécanisme de signification à trois pôles (un référent signifiant, un signifié et une interprétation) ou qu’on le considère au sein du processus plus large de la communication (par adjonction d’une distinction entre une source et un émetteur, entre medium et transmetteur, et entre récepteur et interprétant), le signe chrétien agit aussi bien dans les Écritures que dans l’ensemble du monde créé par Dieu.
Les signes sont omniprésents dans les textes sacrés. Formulés par Dieu, ils doivent être interprétés par la tradition (guidée par l’Esprit saint), de la même façon que la Torah l’est pour les Hébreux. La forme et le modèle de communication de ces signes sont sensiblement différents dans l’Ancien et le Nouveau Testaments. S’ils sont surtout liés à des manifestations surnaturelles et à des visions dans l’Ancien, ils relèvent essentiellement de l’action miraculeuse du Christ et de l’Esprit saint dans les textes chrétiens. Toutefois, dans la mesure où le christianisme lit uniformément ces signes bibliques au prisme du Christ et de son Église, ils ne changent ni de finalité ni de nature. C’est ce qu’explique saint Augustin dans son Commentaire de l’Évangile de Jean lorsque, évoquant le lien entre la manne des Hébreux et l’Eucharistie, il explique que les signes changent d’apparence, mais pas de signifié, In Johannis evangelium, 26, 12, BA 72, « Si les Anciens sont morts après avoir mangé le pain, ce n’est pas parce qu’il y avait le mal dans le pain, mais parce que les Anciens l’ont mal mangé ». L’écart entre les Hébreux et les chrétiens tient à ce que les premiers ne comprennent pas que la manne est le signe du Salut. De fait, les liens de préfiguration et de réalisation qui lient les deux testaments constituent, per se, un immense jeu de correspondances sémiotiques.
À cette lecture très polarisée des textes sacrés, s’adjoint une approche pansémiotique du monde, pour reprendre la formulation d’Umberto Eco. Elle a été doublement préparée par saint Augustin qui en a défini la possibilité et la nature. Conscient des limites du langage humain, et après s’être vainement employé à conférer à la dialectique la capacité d’établir la véridicité (De Dialectica et De magistro), Augustin ne reconnaît qu’à la foi, à l’adhésion spirituelle, la capacité de conduire à la connaissance du Vrai et du Bien (De doctrina christiana). Cette connaissance est rendue possible par les affinités entre intellect et monde créé. En effet, l’âme porte en elle l’image divine trinitaire comme mémoire, intelligence et volonté (De Trinitate, livre VI). Outre qu’elle peut voir Dieu en elle-même, elle a la capacité de discriminer, de juger et de comprendre ce qui lui est extérieur, grâce à l’empreinte divine et grâce au Maître intérieur qui l’active, l’Esprit saint (De Trinitate et De musica, livre VI). Or, et Augustin le développe largement dans le De doctrina christiana, Dieu n’a pas laissé des traces uniquement dans l’âme humaine, il en a laissé aussi dans l’ensemble de ce qu’il a créé, ainsi que le dit saint Paul dans l’Epître aux Romains : « Dieu s’est manifesté à eux (les impies et les injustes). Ce qu’il a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir clairement à l’intelligence (intellecta conspiciuntur) par les choses créées (per ea quae facta sunt), son éternelle puissance et sa divinité […] » (Rm, 1, 20). Révélation et Création s’offrent toutes deux comme miroirs divins.
À l’époque scolastique, la logique et la raison analytique prennent le pas sur l’exercice de commentaire ; cependant, et Thomas d’Aquin le posera explicitement, la connaissance du Vrai demeure liée à la Pagina sacra et à ce que l’âme comprend des innombrables signes qui se déploient autour d’elle. Après avoir repris la définition du signe d’Augustin au début du livre des Sentences, Pierre Lombard précise que si l’étude de la Bible concerne des choses et des signes, les choses elles-mêmes sont étudiées par des signes (« res etiam per signa discuntur » Sentences I, 1). La fin du Moyen Âge produira de nombreuses taxonomies de signes, celle de Bonaventure étant particulièrement explicite : « La création du monde est semblable à un livre dans lequel éclate, est représentée et est lue la Trinité créatrice selon un triple degré d’expression : par mode de vestige (vestigium), d’image (imago) et de ressemblance (similitudo). L’idée de vestige se trouve dans toutes les créatures ; l’idée d’image dans les seules créatures intelligentes ou esprits raisonnables ; l’idée de ressemblance, dans les seules créatures déiformes. » (Bonaventure, Breviloquium, II, 12, 1, trad. Quaracchi, Éditions franciscaines, 1967).
En synthèse, ne pouvant considérer la forme du signe puisque tout fait potentiellement signe en situation, ni ce que les signes renseignent puisque tout signe mène in fine au Créateur, ce que nous interrogeons fondamentalement dans la rubrique est : le fonctionnement du signe chrétien, c’est-à-dire les conditions de l’opération d’interprétation permettant d’accéder à la connaissance divine (Signes herméneutiques) ; l’efficacité afférente de ces signes, à savoir la façon dont ils modifient le monde (Signes performatifs). Enfin, nous montrerons comment, au sein de la communauté, les signes manifestent la qualité de croyant (Signes qualitatifs).
On précisera, pour finir, que si la Rubrique n’a pas pour objet d’étudier le statut, le fonctionnement ni les modalités d’analyse des images médiévales, il n’en demeure pas moins que leur configuration sémiotique, que ce soit dans la disposition relative ou dans la nature figurative des unités signifiantes, rend compte de l’évolution du rapport que les chrétiens médiévaux entretiennent avec les signes du langage et du monde.