Espace comme place
Thématique iconographique
Durant les trois premiers jours de la Genèse, Dieu organise la Création. Pour cela, il distingue les choses les unes des autres sur le principe de la création de la lumière qu’il crée et, voyant qu’elle est bonne, la sépare des ténèbres (Gn 1, 4) : il la nomme alors « jour » pour la distinguer de la « nuit » en Gn 1, 5 (voir Lumière comme principe de distinction). En même temps qu’il singularise les choses (res) en leur donnant une qualité et un nom, Dieu les dispose dans les lieux (loci) qu’il leur attribue : il ordonne aux eaux de se séparer de part et d’autre du firmament (Gn 1, 6) et nomme « ciel » (caelum) le firmament qui sépare les eaux (Gn 1, 8) ; il fait se rassembler les eaux en un lieu unique (lucum unum) qu’il nomme « mer » (mare) pour faire apparaître la terre ferme qu’il nomme « terre » (terra) en Gn 1, 9-10. Il dispose ensuite les vivants dans ces lieux, selon une hiérarchie qualitative. L’organicité du monde et des êtres qui le peuplent apparaît ainsi aux chrétiens comme une hiérarchie, réglée par la loi divine, entre les choses posées en des lieux qui leur correspondent en qualité (Assemblage hiérarchisé de lieux).
Cette assignation de lieux d'existence aux créatures n'est pas une simple expression de la volonté divine pour les chrétiens. Pour comprendre l'ontologique qu'ils posent derrière la hiérarchie, il faut assumer que ce que nous concevons comme "espace" n'existe pas dans la pensée antique et médiévale : l'espace est plein et il se compose d'une accumulation de lieux occupés qui sont juxtaposés, dans lesquels le contenant (le lieu contenant le corps) et le contenu (le corps localisé) sont strictement inséparables (Aristote, Physique, livre IV, ch 1 et 2). L'être se tient dans cette rencontre : l'assignation de la créature à son lieu relève d'une loi qui corrèle la qualité du corps à celle du lieu. C'est au prisme de cette loi fondamentale que l'on peut comprendre le parcours des humains. Déplacés du lieu qui lui avait été attribué car leur nature ne correspondait plus à la qualité de ce lieu (le Paradis / locus voluptatis), ils ne pourront le réoccuper qu'en retrouvant leur état premier de connaissance du divin et la qualité spirituelle première de leur corps (Adhérence de l’être à son lieu).
Comment s'organisent les passages entre les lieux, dans un système où la localité est aussi une qualité ? Les médiévaux sur-qualifient le seuil entre deux lieux ontologiquement différents, ce dont la porte du paradis est le prototype. Ces seuils structurent en particulier la mise en espace des sanctuaires chrétiens et des territoires qui les entourent. C’est à travers eux que les déplacements et les actes rituels font transiter les êtres et les choses de qualités distinctes (consacrés ou non, baptisés ou non) par les enceintes de sanctuaires, les portes d’églises, les jubés, les arc triomphaux, les chancels, les voiles de ciborium, etc. L’autel apparaît quant à lui comme le seuil ultime, celui de la porte du ciel, sur lequel se manifeste le changement de nature des espèces en sang et chair du Christ, lors de la consécration eucharistique (Le seuil entre lieux de qualités distinctes).
Si l’organicité du monde a été voulue par Dieu, elle se fait aussi par rapport à un schéma de distribution géographique qui donne une qualité ontologique aux positions relatives. L’Orient (principio en Gn 2, 8 et 15) où Dieu plante le Jardin d’Eden n’est pas une direction (vers l’Orient) mais bien une position, le « commencement » de l’histoire sacrée. Dans la culture médiévale, l’Orient où se lève le soleil est mis en dialogue avec l’Occident, le lieu où le soleil se couche, là où les morts sont enterrés et d’où ils ressusciteront à la fin des temps pour être jugés. L’axe ouest-est structure très fortement le schéma du salut chrétien au point de servir à la construction de toutes les églises latines. Le Jugement dernier donne une autre dialectique, cette fois dans le schéma de l’accomplissement du monde, en distinguant les élus et les damnés. Les premiers appelés à vivre en Dieu, qualifiés de brebis, trouvent leur lieu de salut à la droite du Christ (à Dextre) ; les seconds, qualifiés de boucs, écartés de la lumière du Christ (« allez loin de moi » en Mt 25, 41) trouvent leur lieu de ténèbres à sa gauche (à Senestre). Toutes les positions relatives, qui sont autant de directions dans l’expérience de l'espace, possèdent aussi une valeur ontologique dans la lecture chrétienne du l’ordre du monde (Les directions relatives au Christ). La croix du Christ sert de grille référentielle à la spatialité de l'univers. Par effets de convergence et d’élévation, elle met en correspondance les lieux qui lui sont relatifs, et montre le Christ comme unifiant toutes les composantes spatiales.
L’humain n'a qu'une vision partielle de la Création mais peut, sur la base de son expérience empirique et de sa connaissance des lois divines, en constituer une modélisation mentale qui peut être exprimée visuellement, sans être pour autant une représentation. Cette modélisation mentale repose sur un moyen mnémotechnique qu'utilisaient les orateurs antiques, les Arts de la mémoire (Artes memoriae), qui disposaient objets et idées dans des dispositifs architecturaux imaginaires. Pour les chrétiens, cette technique est tournée vers la connaissance du divin. Elle permet l'attribution de lieux, de positions relatives, à l'ensemble des connaissances issues de la Bible et de la Nature. Elle constitue, depuis l'exégèse patristique, une puissante machine qui règle l'établissement des correspondances (des analogies) entre les objets et les idées en fonction de leurs qualités (tout ce qui les qualifie ontologiquement) et de leurs propriétés (leur comportement). Les diagrammes médiévaux sont des synthèses graphiques de ces savoirs organisés hiérarchiquement et spatialement ; leur intelligence se fait par le mouvement du regard qui restitue les correspondances entre des informations localisées. Les diagrammes opérant visuellement, leur format permet de restituer non pas les seules connaissances, mais leur fonctionnement en système. Ils ont une place centrale dans l'exposition scientifique des savoirs médiévaux (Mise en diagramme du monde).