Le corps de gloire
Motif iconographique
Les trois épisodes bibliques figurés au folio 155, Nativité, Annonce aux bergers et Transfiguration, sont intriqués, comme en atteste l’unique verset du prologue de l’Évangile de Jean (Jn, 1, 14) qui court, en trois fragments, dans l’ensemble de l’image : « Verbum caro factum est / le Verbe s’est fait chair », au-dessus de l’enfant emmailloté, « et habitabit in nobis / et il a habité parmi nous », dans le bandeau gris médian de la colonne de droite, et « et vidimus gloriam eius, gloriam quasi unigeniti a patre / et nous vîmes sa gloire, gloire de l’unique engendré par le Père », dans la bordure inférieure de l’image. L’image entend montrer le Verbe incarné dans toute sa gloire, une gloire entendue comme la révélation par le Père de la divinité du Fils qui, seul, permet à Dieu de se faire connaître aux hommes dans toute sa vérité et sa puissance, comme le rappelle le prologue de Jean (Jn 1, 18).
La manifestation de cette gloire passe par une lumière visible, dont la fonction est de montrer, et par une lumière invisible dont la fonction est de faire comprendre. Commençons par la lumière visible. Au sommet de la montagne, le Christ porte des vêtements clairs aux couleurs lavées de blanc, une tunique bleu ciel et une toge jaune orangé qui tranchent sur les couleurs denses qu’il porte dans le folio placé en vis-à-vis, un bleu nuit et du pourpre qui évoque le sang du Christ Sauveur du monde. La modification de la palette entre les deux folios rend compte de la vision des trois apôtres : « et [les]vêtements [du Christ] devinrent blancs (alba) comme la neige » (Mt 17, 2) ; Luc évoque une « blancheur fulgurante » (Lc 9, 29) et Marc une blancheur non humaine (Mc 9, 3). La face, les mains et les pieds du Christ restent carnés dans l’image, et les exégètes insistent sur le fait que le Christ n’a pas quitté sa forme humaine (saint Jérôme, Commentarii in euangelium Matthaei, 3) ; ce que les yeux perçoivent est le réfléchissement en lui, comme dans un astre, de la lumière divine. C’est ce que rend manifeste le nimbe doré découpé dans les nuées (« et il fut transfiguré (transfiguratus) devant eux : son visage resplendit comme le soleil », Mt 17, 2). Cette luminosité astrale et surnaturelle laisse entrevoir la forme que prendra le Christ céleste à la fin des temps. Elle a cependant une autre fonction, tout aussi importante, qui explique la raison d’être d’une scène de Transfiguration pour illustrer le prologue de l’Évangile de Jean : celle de révéler la vraie nature de celui qui transcende le temps et l’espace, le Christ. La lumière matérielle, quand bien même surnaturelle, se fait alors lumière spirituelle, compréhension, comme nous allons le voir.
Dans l’épisode de la Transfiguration, les apôtres voient le Christ, mais aussi Élie et Moïse, les deux figures de l’Ancien Testament avec lesquelles il converse. Dans l’image, Élie et Moïse participent à la lumière du Christ : eux aussi sont vêtus de couleurs claires et lumineuses, lavées de blanc, des tuniques vert d’eau et des châles frangés jaune-orangé, ce talits hébraïques portés pendant la prière. Descendu du ciel pour Elie, remonté des enfers pour Moïse, ils figurent respectivement la prophétie (Élie) et la loi (Moïse) subsumées dans le Verbe incarné, ainsi que l’explique le commentaire de saint Jérôme qui sera la base de l’interprétation occidentale de l’épisode. L’épisode de la Transfiguration y fait témoignage de ce que le Verbe est partout présent dans les Écritures mais qu’il en dévoile la pleine lumière, la vérité cachée et profonde, dans les Évangiles : « quand aura disparu l’ombre de la loi et des prophètes qui recouvraient les apôtres, leur double lumière se retrouvera dans l’Évangile » (saint Jérôme, Commentarii in euangelium Matthaei, 3).
Cette dilation d’un Verbe présent en tous les temps et en tous les lieux dans l’histoire sainte (Jn 1, 15) mais dont la vérité n’est dévoilée que par les Évangiles, n’est pas comprise par saint Pierre (« [Pierre] ne savait ce qu’il disait », Lc 9, 33) : il comprend trois (il veut ériger trois tentes), là où se tient l’Un. Les trois figures disparaissent alors de la vision des apôtres, dans le texte comme dans l’image, puisque Pierre, Jacques et Jean sont rejetés dans la colonne droite de l’image. Pris dans une nuée lumineuse (Mt 17,5), ils entendent la voix du Père leur dire que Jésus est son Fils et qu’ils doivent l’écouter. Ce qu’ils comprennent alors, et que souligne l’alignement de leurs pupilles, est déterminant. Pierre et Jacques regardent l’enfant Jésus, c’est-à-dire le Verbe fait homme, ce qui est une vérité incomplète puisqu’ils n’en comprennent pas encore la gloire (il leur faudra, pour cela, attendre la Résurrection, Mt 17,9 ; Mc 9,9). En revanche, Jean, renversé, le bout des pieds au contact de la montagne et les yeux au ciel, perçoit toute la profondeur signifiante de la lumière de la gloire. Pour rendre manifeste cette compréhension singulière, l’enlumineur place dans le champ de vision de Jean un fond or nu, scandé par des bandeaux gris dont l’un porte l’inscription « et [le Verbe] a habité parmi nous » ; dans la même perspective, il revêt Jean d’une tunique pourpre et d’une toge jaune-orangé qui correspondent aux deux couleurs dominantes du Christ instituant l’Église au folio précédent et du Christ céleste de la Transfiguration. Jean voit au-delà de l’apparition du Christ, d’Élie et de Moïse et comprend la signification de la lumière qu’ils renvoient ensemble. Lui-même habité par la lumière, il connaît la vérité de la double nature humaine et divine d’un Verbe à la fois incarné et à la fois présent en tout temps et en tout lieux de l’histoire.
Jean peut alors devenir pleinement la voix du Christ, dans son prologue comme dans son Évangile. Cette vérité johannique élève l’évangéliste, ou plutôt le texte qui lui est attaché, à une hauteur spirituelle et une complétude supérieures : en atteste le vêtement jaune-orangé que Jean arborera aussi au folio suivant, dans son portrait, une couleur que ne portent pas les trois évangélistes qui le précédent dans le manuscrit.
En synthèse, les deux colonnes de l’image s’articulent en vision matérielle et en vision spirituelle. La vision matérielle, à gauche, est la contemplation du Verbe entré dans un corps humain et celle d’une apparition miraculeuse, le Christ conversant avec Élie et Moïse. La colonne de droite passe par le canal de l’audition qui transforme la vision du corps en vision de l’esprit, c’est-à-dire en compréhension. Elle présente, à la verticale, l’entendement par les bergers du message qui annonce la naissance du Sauveur et l’entendement par les apôtres de la phrase prononcée par le Père – « celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le », après que la nuée lumineuse les a enveloppés. Dans les deux cas, et cela légitime l’association inhabituelle de ces épisodes bibliques, les témoins sont éclairés dans leur compréhension de qui est Jésus, parce qu’ils en perçoivent la gloire donnée par le Père. Cette gloire est mentionnée dans le chant des anges de l’annonce aux bergers « Gloria in excelsis Deo » ; elle est présente dans la lumière de la gloire de la Transfiguration, dont seul Jean comprend pleinement le sens parce qu’il s’est lui-même conformé au Christ.