Lumière et densité : les degrés de spiritualité de la matière
Motif iconographique
Dans l’héritage aussi bien insulaire que carolingien, les artistes ottoniens ont pratiqué l’ornementation des grandes lettres débutant les textes chrétiens. En l’occurrence, l’option plastique retenue par l’enlumineur s’inspire autant de la tradition d’aplat pourpré à cadre végétal, établie à Fulda, que du foisonnement débordant des entrelacs d’or tréflés et bourgeonnants que l’on rencontrait à Trêves. La part commune entre les grandes lettres ornées produites entre le IXe et le XIe siècle est le lien plus ou moins étroit qu’elles entretiennent à la fois avec les peintures historiées qui, souvent, les précèdent, et avec la qualité sémantique du texte qu’elles ouvrent. La grande difficulté de l’analyse tient à l’établissement du plan de la mise en relation entre éléments figuratifs, éléments ornementaux et contenu conceptuel.
Au sein du Lectionnaire de Reichenau, deux lettres se distinguent par leur forme, leur gamme chromatique et leur tridimensionnalité. Elles ont, pour commencer, la même structure circulaire, une forme géométrique parfaite que seuls les lettres O et le Q présentent dans l’alphabet en capitales, mais que l’usage de l’onciale autorise aussi pour le D du Dominus du folio 57v que nous étudions.
Au sein de ces deux cercles, des végétaux assez similaires, deux grandes feuilles, ressortent sur un fond monochrome. Ce format visuel est unique dans le manuscrit dont les autres lettres, qu’elles soient ou non en pleine page, sont garnies de foisonnants rinceaux dorés sur des fonds partitionnés en plusieurs couleurs. Dans le D et le O, l’enlumineur a établi des motifs végétaux et en a accentué la présence matérielle, la réification, par les ourlets et les volutes qui en construisaient l’épaisseur, par l’implantation des pétioles, très visibles, dans le corps épais des lettres, et par les couleurs qu’il a distribuées de façon à en faire ressortir l’intense plasticité. Ces grandes feuilles sont donc figuratives sans être mimétiques, signifiantes sans être narratives. Elles évoquent la présence et la substance d’une façon qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le système ornemental du manuscrit.
Ces deux lettres ornées ont un autre point commun important : elles font suite, l’une et l’autre, aux seules miniatures du cycle narratif qui renvoient à la résurrection des corps : les deux premières, autour du tombeau vide et du Christ ressuscité remonté des enfers ; les deux dernières, autour de visions apocalyptiques montrant les corps ressuscités des élus autour de l’agneau puis autour du Christ (les quatre autres, on s’en souvient, représentent la Nativité, l’Annonce aux bergers et la Dormition et l’Assomption de Marie). C’est avec ce contexte théologique précis en arrière-fond – le Christ ressuscité pour la lettre « D » ouvrant la fête de Pâques, et les élus ressuscités en Paradis pour la lettre « O » ouvrant la fête de Toussaint – que l’on peut maintenant étudier les deux grandes feuilles dans leurs convergences et leurs différences.
Sur le plan formel, la feuille associée Christ dans le D est constituée de cinq folioles et nervurée de trois canaux pourpre qui prolongent le pétiole planté à la limite externe de la panse de la lettre. Cette structure trine évoque peut-être les trois hypostases divines réunies dans le mot Dominus, qui constitue l’un des principaux noms sacrés (nomina sacra) du christianisme médiéval. Sur cette structure de sang, puisque la pourpre possède cette qualité d’évocation fondamentale dans la tradition manuscrite du haut Moyen Age, se déploie un limbe foliaire couvert d’un vert dense qui ressort sur le bleu violacé du fond de la lettre. Toutes ces couleurs sont saturées, denses en pigments, sans que leur solidité ne les géométrise ni ne les fasse glisser du côté d’une abstraction. Avec son pétiole et ses cinq folioles ébarbées, cette feuille évoque une feuille de vigne, dont on connaît la puissante symbolique eucharistique. Le rouge sang n’est pas apposé de façon aléatoire sur le motif végétal. Le pétiole tire cette couleur de son implantation à la limite extérieure de la panse de la lettre : il n’a pas, à proprement parler, de substrat ; il est seulement placé au contact direct du pourpre qui couvre le fond de la peinture. Ce sang divin et vivifiant se déploie ensuite le long des vaisseaux pour se déposer à l’arrière du limbe foliaire, le doubler en quelque sorte, puisqu’il n’apparaît que sur les parties ourlées de la feuille. La lettre ornée renferme donc deux substances vivantes qui se mêlent, le vert de la feuille d’origine et le pourpre - rouge sang qui la traverse pour adhérer à la substance préexistante dont il est la nouvelle sève.
Matière sacrée et vivante, cette feuille rend compte par sa forme et par ses couleurs de la façon dont le sang du Christ incarné dans un corps d’homme en revivifie la chair. Il qualifie le sacrifice et ses effets salvifiques. La feuille, humaine et divine tout à la fois, est le nouvel Arbre de vie que contient la lettre par laquelle débute le texte de la liturgie de Pâques dans le manuscrit.
La feuille du O d’Omnipotens, autre nomen sacrum du christianisme médiéval, est une savante déclinaison de la précédente, la feuille du « D » de Dominus (on précisera que la différence de valeur du pourpre du fond de page tient à son apposition sur le recto ou le verso du parchemin, ainsi qu’aux conditions de la prise de vue). Avec ses trois grandes volutes, elle conserve la vague forme trine de la précédente, mais les nervures structurantes ont disparu, et les couleurs y sont tout autres, par nature et par position. De la même façon que le fond céleste très dense de la lettre s’est délavé en couleur lavande, le vert et le pourpre du « D » ont été mêlés de blanc pour qu’elles apparaissent comme des versions désaturées des couleurs d’origine, moins denses et plus lumineuses.
Cet effet est accentué par la dilation des entrelacs dorés et de leur fond orange irisé sur la largeur du feuillet de parchemin : ils n’émergent pas du corps de la lettre, comme ils le faisaient dans le « D », mais de l’intérieur même de la panse, où ils se placent au contact du limbe foliaire et des petites vrilles à terminaisons boulottées qui s’y accrochent.
Le pétiole, vert et non plus pourpre, est cette fois crocheté au corps de la lettre : la feuille ne reçoit plus sa substance de l’extérieur ; au contraire, elle définit le « O » comme son territoire, un territoire autosuffisant et lumineux dans lequel les deux substances unifiées de la feuille de vigne ont littéralement fusionné, et auquel se rattachent, par leurs petites vrilles, toutes les petites terminaisons boulottées. Ce nouvel Arbre de vie éthéré, le Christ et les êtres saints qui sont attachés à lui, s’est déplacé. Il a quitté la matière épaisse du monde pour entrer dans un monde de lumière, figure eschatologique d’une communauté inscrite dans le corps paradisiaque du Christ ressuscité. Cette communauté est la communion des saints, celle que célèbre la liturgie de la Toussaint dont le « O » céleste amorce le texte et qui est représentée dans les deux grandes peintures qui précèdent la lettre : l’adoration de l’agneau et la célébration des élus réunis autour du Christ au Paradis.