Espace comme sagesse mathématique
Thématique iconographique
Les médiévaux savent étudier et mesurer les dimensions de leur espace. Leur science de la mesure (leur métrologie) est fondée sur la certitude d'un monde fini en étendue et en quantité, constamment en lien avec son principe, c'est-à-dire avec Dieu comme Unité et comme Totalité, et réglé par la Sagesse divine depuis sa création.
Les premiers versets de la Genèse étant peu clairs sur l'acte de création de l'espace lui-même, les penseurs chrétiens, dès l'antiquité tardive, ont pensé le monde comme le résultat d’une concréation, c'est à dire d'un acte unique et absolu de création de la matière ex nihilo et de sa mise en forme par la Sagesse divine (Augustin d’Hippone, De Genesi ad litteram, livre I, IV.9 ). Le Verbe créateur agit alors comme la cause première du monde (in principio, Gn 1, 1), à comprendre comme le début du temps et de l'espace dans lequel les choses (res) se développent en dimensions (longueur, hauteur, et profondeur). Ce déploiement respecte la Loi de Dieu, à savoir la présence de quantités divines régissant la Création et leur équilibre en « mesure (mensura), nombre (numerus) et poids (pondus) » (Sg 11, 20). Dans un système mathématique qui n'a pas d'étalon de mesure, comme le serait le mètre pour l'espace, mais un seul référent absolu, le Un, ce déploiement est pensé en termes de proportions. Héritiers en cela des théories pythagoriciennes et des philosophes platoniciens, les médiévaux abordent ainsi les nombres comme des entiers infrangibles, multiples du 1 et rapportables aux autres quantités uniquement grâce à cette part commune qui renvoie au Créateur (Sagesse divine en acte).
Le corps humain est soumis, comme l'ensemble de la Création, à la loi des nombres, et l’âme rationnelle, créée à la ressemblance du divin, en a une connaissance intérieure. Après la Chute, et la perte de cette connaissance qui sera restaurée par le Christ (l'Esprit Saint agissant dans l'âme selon Augustin, De Musica, livre VI), Dieu initie parfois l'humain aux nombres lorsqu'il conclut une alliance avec lui. Il les formule en mesures : il dicte à Noé les dimensions de l'arche (Gn 6, 15-16), à Moïse celles de l'arche d'alliance (Ex 25,10 et 37,1) à Salomon celles de son Temple (1R 6-8 et 2Ch 3-5). Ces mêmes mesures participent aux révélations des vérités divines en vision : à Ezéchiel lors de sa vision du Temple futur (Ez 40-48) et à Jean lors de la révélation de la cité nouvelle (Ap 21). Ces mesures sont des démultiplications de modules, à savoir des unités répétées sur des distances, et elles sont des proportions harmonieuses, certains rapports, valorisés par les textes comme par l'expérience esthétique, ayant la capacité à rendre compte de la volonté ordonnatrice de Dieu. Cela conduit les médiévaux à porter une grande attention à la géométrie, discipline mathématique mise en traité par Euclide dans ses Éléments, associée à l’arithmétique, musique et astronomie dans le quadrivium antique dont le Moyen Âge hérite. La beauté géométrico-mathématique est ainsi placée au cœur de la pensée médiévale, car elle donne à voir les propriétés sensibles de nombres immatériels et rend visible l'harmonie (l'équilibre) des quantités, les rapports entre les quantités (les proportions) et l'unité qui régit les formes. Prolongeant la tradition juive de la gematria, consistant à donner des valeurs numériques aux caractères hébreux, les médiévaux ont aussi conféré des potentialités signifiantes à certaines quantités, du fait de leur présence dans le texte biblique ou dans le monde. Le 3 et le 4 en sont les exemples les plus emblématiques, en ce qu'ils se peuvent se référer à la Trinité et aux quaternités du monde sensible, tandis que le 10 se référera souvent au Décalogue. Cette pratique arithmologique participe activement de l’établissement de l’exégèse chrétienne (L’harmonie dynamique du monde exprimée par la géométrie).
L'implication ontologique des sciences mathématiques est grande car celles-ci n'évoluent plus dans une sphère d'abstraction pure, comme cela était le cas dans l'Antiquité, mais dans un rapport constant à la Bible et au monde créé dans lequel Dieu a laissé des traces, et dans lequel la venue du Christ rétablit les équilibres rompus. Le corps humain s’inscrit dans cet ordre mathématique universel, et se place en position de conjonction du microcosme qu’il constitue avec le macrocosme de l'univers (voir Corps comme microcosme). Par ailleurs, on ne saurait minorer l’influence que les pratiques d’arpentage, parvenues sous forme de fascicules euclidiens au Moyen Âge, peut avoir dans la perception de la géométrie du monde. C'est ce dont rend compte Isidore de Séville lorsqu'il rapproche le terme géométrie (geometria en latin pour γεωμετρία en grec) de mensuratio terrae (mesure de la terre) en latin (Isidore, Étymologies, livre II, 10). L'incarnation du Verbe qui renouvelle la Loi du monde afin de le sauver est celle d’une Sagesse divine qui est à l’œuvre dès le début du temps mais qui agit aussi, dans l’histoire, sur cette géométrie universelle. La musique, discipline inscrite dans le quadrivium médiéval, a la qualité de considérer des proportions harmonieuses en mouvement, c’est-à-dire inscrites dans l’espace et le temps. La figure du musicien biblique, David, va servir d’intermédiaire visuel pour représenter cette réorganisation du monde par la Loi mathématique du Christ-Sagesse (La ré-harmonisation du monde par David-Christ). Un autre format de représentation de l’action du Christ se déploie selon l’axe orthonormé de la croix. Le nouvel ordre dynamique instauré qui conduit vers le Ciel, est compris comme l’instauration d’une nouvelle « mesure du monde ». Les images sont les vecteurs fondamentaux de cette pensée mathématico-théologique (Le Christ mesure du monde).