Le corps sensitif

Motif iconographique

Le dessin encré représente le corps d’un homme parfait, nu et asexué, et surtout vivant, en ce qu’il n’est pas un schéma mais un Adam archétypal posé sur un arbre de vie. Cet humain parfait du début de la Création possède une physionomie christique qui rappelle qu’il a été reconfiguré dans sa perfection initiale par la grâce du Christ [R. Lampert Golding, 2022]. Cet humain fonctionne comme un « microcosmus », ainsi que l’indique l’inscription supérieure qui encadre sa tête : chaque partie, chaque composante organique de son être physiologique répond à une partie du monde selon un vaste système de correspondances qui reposent sur le partage des éléments.

Le discours sur les cinq sens est disposé dans les quatre bandeaux rayonnants qui partent des épaules et des mains pour rejoindre les quatre éléments figurés schématiquement dans les angles de l’image. Le feu, en haut à gauche, est rejoint par l’inscription « la vue provient du feu » ; à l’air, en haut à droite, est associée l’inscription « l’audition vient de l’air supérieur et l’odorat de l’air inférieur (plus épais donc) ». En bas, ce sont l’eau, à gauche, et la terre, à droite, que concernent respectivement le goût et le toucher. La présence de feu dans la vision, d’air dans l’audition et l’odorat, d’eau dans le goût, et de terre dans le toucher révèle le modèle général qui soutient le système de correspondances. On comprend en effet que la relation analogique qui permet l’établissement de liens entre l’humain et le monde repose sur la matière qu’ils ont en commun.

Les autres inscriptions de l’image prolongent la compréhension du spectateur en ce qu’elles expliquent que le partage de matière entre l’humain et le monde est ce qui confère au corps sa capacité à agir et à interagir, ou si l’on préfère, qu’il organise la vitalité du corps et l’ouvre vers l’extérieur, lui permettant aussi bien l’action que la connaissance. C’est ainsi que le feu donne la chaleur, la vue et la mobilité, que l'air donne la faculté de respirer, d’émettre des sons, d’entendre et de sentir, que l’eau permet le goût et le fonctionnement sanguin, et que la terre, dont l’homme tire sa chair est-il précisé, autorise aussi bien le toucher que le poids. Tout cela est rendu possible par l’existence d’organes et de récepteurs sensoriels qui répondent à un ordre supérieur de disposition de la matière.

La tête, en effet, domine, cerclée par un bandeau qui la compare aux sphères célestes, nommément les sept planètes en mouvement dans le ciel – Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne –, les autres astres relevant des étoiles fixes. Chacune est reliée, par un bandeau nominatif, à l’un des orifices du visage : les yeux, les oreilles, les narines et la bouche, tous liés au traitement et la restitution des informations sur le monde, en d’autres termes, à la raison et aux activités spirituelles. Rayonnant et dominant le corps, tout comme le Christ domine son Église, elle a le modèle circulaire et parfait du mouvement des astres. On peut d’ailleurs rapprocher cette circularité de la description néoplatonicienne des mouvements de l’âme humaine, eux aussi circulaires, telle qu’on la trouve dans le Timée, ses commentaires et sa déclinaison dans la spéculation musicale médiévale. Placée sous la tête, la poitrine est associée à l’air, puisqu’elle renferme « vent et fracas » en tant que siège de la respiration et de la toux. L’estomac est, pour sa part, associé à l’eau, puisqu’il est « comme une mer dans laquelle se jettent des rivières ». Quant aux pieds, liés à la terre, ils « portent le corps comme la terre soutient toute chose », tandis que « les os sont des pierres » (à cause de leur dureté doit-on comprendre) et « les ongles, comme des arbres » (puisqu’ils croissent à partir de la terre).

La relation en miroir des très grandes et des très petites créatures n’est donc pas une simple analogie poétique. Elle découle d’une même organisation dynamique des composants élémentaires à toutes les échelles de la Création. C’est dans ce medium que se déploie une vitalité intelligible, qui rend possible la connaissance de Dieu, et contribue ainsi au Salut.


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Le corps sensitif » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 03 décembre 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/1203