L’illumination de l’église comme présence divine

Motif iconographique

Le folio 16v est une image de dédicace : les inscriptions disposées dans le cadre disent la dévotion de Bernward envers la Vierge et indiquent qu’il fait don de son manuscrit au Christ et à la Vierge. Bernward est vêtu de l’amict, de l’aube, de la dalmatique et de l’étole d’un célébrant de la messe, et il tient un livre fermé au-dessus de l’autel du chœur d’une église.

Cette église est l’église Saint-Michel de la communauté monastique pour laquelle le manuscrit a été réalisé. Elle est figurée en coupe : on en voit l’architecture générale (les murs extérieurs, l’élévation, le toit et le fronton), les éléments architectoniques intérieurs (le sol dallé, les colonnes, les arcs et l’autel entouré de chandeliers), et sur l’autel, les objets liturgiques portatifs destinés au service eucharistique (un autel portatif, un calice et une patène).

La figuration de l’église Saint-Michel a la même structure tripartite que l’édifice abritant la Vierge à l’enfant couronnée par des anges sur le en vis-à-vis ; toutefois, la toiture de l'édifice terrestre y est remplacée par un dôme céleste, le sol n’est plus dallé mais composé de trois monticules verdoyants dont les couleurs et le format évoquent le retour de la vraie vie, de la vie éternelle. Ils supportent cette Vierge trônant entre les anges comme une figure de l’Eglise assimilée au Paradis terrestre, ce que confirment les inscriptions évoquant que la Vierge a réouvert la porte du Paradis fermée par Eve. Sur la gauche de l’image, un grand aplat bleu figure l’ouverture de la porte du ciel, et derrière la Vierge à l’enfant est déployé un grand rideau pourpre, une courtine d’autel dont la couleur renvoie au sang purificateur que le Christ a versé pour racheter l’humanité.

On retrouve une même attention aux couleurs dans le folio de dédicace ; s’y tient aussi, et c’est ce qui nous intéresse ici, une réflexion sur le lien entre lumière, couleurs et sacralité. L’autel, cerné de cierges orfévrés, est couvert d’une nappe pourpre ajourée, et repose sur deux degrés d’autel qui semblent translucides ; on en retrouve la couleur délavée à l’extérieur de l’édifice, ainsi que sur son gable-fronton. En arrière-plan de l’image, le champ sur lequel sont posés l'évêque et son codex présente des couleurs similaires à celles des monticules végétalisés de l’Eglise paradisiaque : vert olive, vert d’eau, croisillons noirs et fleurons orangés. Elles sont apposées en petits carreaux disposés le long de diagonales en résille, et évoquent des motifs de tissus, sans doute des tentures d’entrecolonnements dont les décors géométriques assez stéréotypés pourraient correspondre. On retrouve les couleurs vert d’eau et vert olive sur deux autres tissus de l’image : sur la nappe d’autel, où elles sont disposées en bandes alternées, et sur la chape de l’évêque, dont le fond vert d’eau est semé de multitudes de petites croix vert olive. Ces deux couleurs, proches en teinte mais différenciées par leur saturation, engendrent une vibration intense, un effet de scintillement. Ce scintillement est renforcé par les aplats d’or et d’argent qui couvrent non seulement les couronnes de lumière, le plat de reliure et le mobilier liturgique métalliques de l’image, mais aussi l’intégralité des éléments architectoniques disposés à l’intérieur de l’édifice : baies, colonnes, arcs et chapiteaux.

Il n’est pas besoin, en l’occurrence, de pointer les correspondances exégétiques de ces réfléchissements lumineux pour en comprendre l’origine : la démonstration se tient dans les artefacts eux-mêmes, car l'évêque Berward est lui-même architecte et orfèvre. Un même motif de triple baie (un triplet composé d’une grande baie encadrée par deux plus petites) est reproduit deux fois dans l’image de dédicace. Il apparait une première fois au niveau des fenêtres hautes de la nef de l’église, une seconde fois, juste au-dessus, sur le fronton remonté au niveau de la toiture.

Dans le premier cas, les baies sont remplies d’aplats d’or et d’argent, des métaux qui rappellent le rayonnement astral de la lumière divine originelle ; cette lumière naturelle composée de rayons est démultipliée en aplats d’or et d’argent sur les parties orfévrées de la chape, du plat de reliure du codex et de l’autel portatif, ainsi que sur le mobilier liturgique ; elle souligne aussi les éléments architectoniques de l’édifice ainsi affichés comme ornementation de la construction de pierres. La lumière naturelle agit ainsi en réseau de réfléchissement lumineux ciblé sur les artefacts et sur l’édifice.

Les trois baies disposées au fronton sont d’une toute autre nature. Elles sont obstruées par des plaques translucides et zébrées, évoquant soit des verres soufflés soit une « pierre spéculaire », c'est-à-dire vitrages minéraux transparents de type sélénite, mica, plus rarement albâtre. Dans tous les cas, cette lumière blanc bleutée est bien celle qui est extérieure à l’édifice, puisqu’elle constitue le fond de la peinture, mais elle ne pénètre pas directement dans l’édifice. Elle frappe une matière qu’elle ne traverse pas mais qu’elle pénètre, en lui donnant une luminosité suffisante pour être ensuite restituée. En d’autres termes, cette lumière n’est pas un rayonnement, lumen comme le sont les astres, mais elle est une présence génératrice de luminosité, lux. Elle est aussi, paradoxalement, un territoire, et même le plus sacré, puisqu’elle est distribuée en trois marches constituant le piédestal de l’autel de l’église.

Un détail graphique placé au fronton explicite la nature de cette lux. Si l’on y prête attention, et il revient à Jennifer Kingsley de l’avoir remarqué, la fenêtre centrale est cernée par une chevelure ondulante, qui assimile la baie lumineuse à un visage, celui du Christ. Métaphore de l’incarnation, cette image a aussi la particularité d’être une image non faite de main d’homme, une image limite, acheiropoïète, qui représente, en l’espèce, le dernier degré de l’image encore visible (voir Image acheiropoïète).

Pour Bernward, la lumière qui entre dans l’église par les fenêtres, est bel et bien le corps lumineux du Christ qui investit de sa présence immatérielle l’espace intérieur de l’édifice. Cette fois, la transmutation substantielle ne concerne plus les individus, mais l'édifice ecclésial lui-même. Il est baigné dans la lumière blanche primordiale et spirituelle, qui diffère de la lumière dorée ou argentée agissant seulement comme réfléchissement sensible. Cette lumière christique et divine transforme la matière de l'édifice en une substance paradisiaque, et rend l'édifice apte à s'agréger à la Jérusalem céleste de la fin des temps.


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « L’illumination de l’église comme présence divine » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/974