La spiritualisation des corps par la lumière

Motif iconographique

Plusieurs interprétations historiographiques ont été donnés au texte de dédicace, une invitation à lire au-delà des apparences pour évoquer le caractère éphémère de la vie, l’idée du mélange des métaux (mise à mal par la composition presque exclusivement en argent), ou encore, proposition plus convaincante, une insistance sur les transformations placées en arrière-plan comme dans l’usage des deux chandeliers : la cire fondue du moule en terre cuite (fonte à cire perdue) laisse place à l’argent lors de la fonte, et la cire du cierge du chandelier, matérielle, se transforme elle-même en lumière immatérielle [J. Kingsley, 2012]. La réponse se trouve vraisemblablement dans l’articulation entre la fonction des chandeliers, leur structure et leur iconographie. L’ensemble se présente au regard, comme évoqué à la fin de la dédicace, le regard des figures représentées dans l’artefact autant que le regard de ceux qui voient les chandeliers.

Chaque candélabre est quadripartite. Trois petits personnages sont disposés sur le trépied fait d’être hybrides, monstrueux et tavelés, que l’on identifiera comme une image du monde corrompu. Sur la partie basse de la tige, au-dessus de quadrupèdes qui mangent des grappes de vignes, d’autres personnages grimpent dans des rinceaux qu’ils taillent avec de petits couteaux. On retrouve cette vigne sur la partie supérieure de la tige, habitée cette fois par des oiseaux aux ailes déployées. Enfin, chaque chandelier est dominé par une bobèche renfermant une pique sur laquelle était fiché un cierge.

La distribution des figures en ascension est parallèle sur les deux chandeliers qui culminent en lumière : hybrides démoniaques dominés par les personnages assis, quadrupèdes, humains au travail, oiseaux, et cierges. Mais les deux objets ne sont pas strictement identiques. Sur l’un des chandeliers, les trois personnages regardent vers le haut, vers la lumière. Sur l’autre, ils regardent autour d’eux : ce qu’ils voient, tout comme les spectateurs contemporains des chandeliers, c’est l’édifice ecclésial qui s’organisait autour de l’autel. Deux types de lumières sont ici engagés. La première, la plus évidente, est la lumière des cierges. Elle évoque traditionnellement la transformation des substances eucharistiques, en même temps qu’elle rappelle la lumière du Christ que le fidèle doit suivre. La seconde lumière est moins immédiate. Pour Bernward, qui en déploie la démarche dans l’ensemble de sa production, les artefacts chrétiens ont vocation à refléter la structure divine du monde et de son histoire, et à permettre d’en comprendre la signification. Si aucun de ces chandeliers n’est à voir pour son métal précieux (« non en or, non en argent »), chacun signifie ce qu’est la nature véritable de la lumière pour celui qui sait le voir (« mais tel que tu le regardes »). Cette seconde lumière, visible dans l’église et sa liturgie, est une lumière de connaissance dont les images figurées sur les chandeliers sont les vecteurs intimes.

L’ascension à la fois dévotionnelle et intellectuelle des petits personnages vers la lumière des cierges se fait en quatre temps qui dessinent les étapes d’un processus qui porte la chair de l’animalité vers la lumière. En chevauchant les corps des hybrides désorganisés, les personnages combattent les pulsions de leur chair animale. Les animaux quadrupèdes qui mangent le raisin de la vigne figurent la façon dont ils nourrissent leurs corps mortels à la vigne du Christ, c’est-à-dire à l’eucharistie. Ils peuvent alors commencer leur ascension vers la lumière, qui est présentée comme un travail dans la vigne vivifiante et salvifique du Christ. Arrimés à ce nouvel Arbre de vie, ils peuvent se hisser jusqu’à la condition pré-paradisiaque que représentent les oiseaux aux ailes déployées, des phénix annonçant la résurrection, identiques à ceux qu’on trouve ailleurs dans la production édilitaire de Bernward, en particulier dans sa monumentale porte de bronze. L’ultime métamorphose, la cire devenant lumière, est la transformation de la chair animale en corps de lumière et figure l’ultime spiritualisation du corps du chrétien ressuscité en Dieu.


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « La spiritualisation des corps par la lumière » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/969