Lumière et temps cosmique

Motif iconographique

Décomposition narrative exceptionnelle, cette série d’épisodes de la crucifixion est surmontée par la figuration de luminaires : au f. 7v, sont figurés le soleil et la lune, les deux luminaires majeurs créés par Dieu en Génèse 1, 14-15 ; au folio 8, ils sont remplacés par deux fleurons cerclés, composés de palmettes tournoyantes jaune et orange. Tous ces luminaires sont posés sur les bras de la croix, et doivent être considérés dans la relation qu’ils entretiennent avec elle.

Comme l’a brillamment démontré Beatrice Kitzinger, les deux croix sont de nature différente [B. Kitzinger, 2019]. Celle du f. 7v est historique : le serpent et la tête d’Adam désignent le monticule dans lequel est fichée la croix comme étant le Golgotha ; les inscriptions du folio emploient le passé simple, c’est-à-dire le temps du récit passé ; la croix est ecclésiologique par ses références implicites aux Epîtres de saint Paul. Au folio 8, en revanche, la croix est éternelle et eschatologique : le temps employé par les inscriptions est le présent ; il ramène l’action de disparition du corps christique à la promesse de résurrection, comme en atteste la croix qui reverdit en ses extrémités. La temporalité déployée dans le folio 8, quoique diégétique, est donc inscrite dans un temps différent, liturgique et eschatologique, celui des lecteurs et spectateurs du manuscrit auxquels le Salut de l’éternité est promis par la croix-signe.

Considérons maintenant les luminaires de l’image en ce qu’ils interagissent avec ces croix et ces temps différenciés. Au f. 7v, le soleil et la lune sont, d’emblée, posés comme un binôme par l’inscription (« Sol » et « Luna »). Sol est personnifié par un buste masculin et Luna par un buste féminin dont la tête est surmontée d’un croissant de lune. Tous deux tiennent des palmes dans leurs mains, sans doute dérivées des flambeaux antiques, dont les plus proches de la croix sortent visiblement du médaillon qui contient les figures. La gamme chromatique des peintures est aussi subtile que resserrée, mais elle est suffisante pour évoquer une gradation d’intensité lumineuse. La dominante est rouge-orangée sur la vêture et sur les palmes de Sol (en quelque sorte les rayons). Elle est jaune du côté de Luna. Cette distinction chromatique est reprise sur les étendards qui flanquent les deux personnifications, et sur les vêtements de Longin et de Stéphaton, juste au-dessous. En d’autres termes, les couleurs qui sont déployées dans la peinture du f. 7v sont les déclinaisons de la lumière émise par les deux astres qui dominent et unifient les scènes historiques. On remarquera qu’une rime formelle associe les médaillons des deux luminaires au nimbe circulaire du Christ en croix qui se tient entre eux. Mieux encore, le nimbe est lui-même scintillant des gemmes qui le cerclent, et la croix qu’il porte s’étend par-delà l’auréole, de la même façon que les palmes de Sol et de Luna sortent des médaillons qui les contiennent. Outre une association intime des astres et du Christ terrestre qui prépare les trois cercles de lumière du folio 8, cet artifice visuel est un efficace moyen de rappeler l’origine divine du rayonnement astral ainsi que la qualité solaire du Christ-lumière du monde.  

Au folio 8, en place des médaillons et du nimbe, sont figurées trois fleurons tournoyants. Leur lumière est contenue par un triple cerclage ; rien n’en émane et leur rotation n’en apparaît que plus intense. Comme repliés sur eux-mêmes, ils n’illuminent plus les scènes extérieures, comme le faisaient les astres et le nimbe du folio précédent, ou si l’on préfère ils scintillent, mais ils n’éclairent pas. On en déduit qu’au folio 8, les scènes se déroulent dans la pénombre, celle précisément qu’évoque saint Luc dans son Evangile : « c'était environ la sixième heure quand le soleil s'éclipsant, l'obscurité se fit sur le pays tout entier, jusqu'à la neuvième heure » (Lc, 23,44). Sans surprise, on ne trouve pas plus de rayonnement dans le corps mort du Christ : son nimbe a disparu, tout comme la couleur qui a fui le linceul qui l’enveloppe, dessiné en réserve sur la page de parchemin. Quant à la croix de la crucifixion, que ne recouvre plus aucune inscription, elle s’est assombrie, sans pour autant s’éteindre. Couverte d’un aplat orange foncé qui tranche sur le jaune (l’or solaire) de la croix du folio précédent, elle scintille de son fleuron et des quatre petits motifs ornementaux cruciformes qui apparaissent en camaïeu sur les quatre montants de la croix, comme il en serait d’un mobilier liturgique orfévré. Géométrisants, vibrants et non mimétiques, ces motifs cruciformes appartiennent au même registre ornemental – celui des signes – que les trois fleurons tournoyants. Ils génèrent (ou réfléchissent) une toute autre lumière que la lumière du monde terrestre. Cette dernière vient de l’intérieur et ne sort pas de l’objet.

Quelle est cette lumière qui a pris la place de la lumière terrestre ? pure, immatérielle et divine, source / lux, plus que réfléchissement / lumen, elle annonce la croix vive à laquelle elle est associée : elle est la lumière comme principe de vie éternelle. Incarnée sous la forme géométrique et dynamique des corps célestes scintillants que l’on trouve déjà sur les chancels paléochrétiens, elle est la lumière divine que réfléchissent les étoiles de l’empyrée, ou plus simplement, la lumière paradisiaque dans laquelle la vie se déploiera après la mort. En d’autres termes, la nature de l’illumination d’une image, comme d’un objet du reste, a la capacité de le positionner dans l’espace et dans le temps. C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans la liturgie de la lumière déployée pendant la Semaine sainte : lors de la Vigile pascale, pendant la nuit du samedi au dimanche de Pâques, toutes les lumières sont éteintes dans les églises à l’exception du cierge pascal ; dans l’attente de la Résurrection, les catéchumènes y sont baptisés, et renaissent de la mort à la lumière d’une promesse de vie éternelle.


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Lumière et temps cosmique » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/962