La mesure du Christ dans le monde

Motif iconographique

La construction de la Croix résulte de deux actions graphiques complémentaires. La première est le tracé d’un dessin d’ensemble, une grande croix latine. Elle est flanquée de deux carrés en haut et de deux rectangles en bas. Elle est composée de six modules carrés et est contenue dans une bordure rectangulaire peuplée d’oiseaux. La seconde action graphique est le tracé d'un dessin minutieux de nœuds d’entrelacs, formant les carreaux d’un damier en arrière-plan, sur lequel la croix est couchée. Le regard est confronté au résultat de ces deux actions conduites à partir de deux grilles préparatoires, dont le module, extrêmement réduit, est l'épaisseur du cadre : elle est visible dans l'épaisseur du ruban ocre qui entoure toute l'image, du cadre argenté qui dessine la grande croix et du double ruban argenté qui enchâsse la frise zoomorphe placée sur le pourtour.
Cette grille préparatoire, encore perceptible dans les damiers qui remplissent les deux carrés et les deux rectangles qui flanquent la croix, fige le dessin d’ensemble dans une modularité géométrique très sensible à l’œil, déclinée en variations de figures proportionnelles.

Les entrelacs du damier du fond de l'image résultent d’une action graphique différente : la préparation d'une seconde grille préparatoire. Elle repose sur la même modularité, mais est disposée cette fois selon des axes diagonaux [J. Guilmain, 1985], ce qui produit un effet visuel très différent. C'est sur cette trame géométrique et diagonale que viennent se tisser les nœuds d’entrelacs. De façon spectaculaire, ils résultent tous d'un seul fil continu qui vient se nouer autour de chacun des entrecroisements de la trame. Parce qu'il se soumet au schéma d'ensemble et à la grille diagonale, l'enlumineur produit des quadrilatères que l’œil identifie de façon intuitive comme des carrés. Toutefois, ce même enlumineur a noué le fil à la trame de façon aléatoire : il a tressé une étoffe dont la matière a pris forme à mesure que le dessin apparaissait.  Il a introduit dans la structure géométrique une vitalité autonome, un flux qui ne relève plus de la rigueur géométrique. Les dimensions des carreaux du damier sont rarement égales et l’orientation des croisillons de leurs entrelacs est aléatoire. La texture de l'ouvrage tissé est faite de pourpre et d'orpiment qui tranchent avec la surface vitreuse de la croix. Le damier composé par le fil possède ainsi sa propre texture, sa propre autonomie et sa propre intégrité : un nœud unique boucle l’ensemble de l’ouvrage tissé au sommet de la croix.

S'articulent ici la géométrie parfaite du cadre et de la croix et l’imperfection du geste qui conduit à l'établissement du champ irrégulier en damier, une structure ornementale à forte connotation cosmologique. Dans la mesure où la géométrie parfaite permet d'accéder aux nombres parfaits et immatériels, elle figure ici le divin qui s’incarne dans le monde matériel imparfait, c'est-à-dire l’étoffe composée de pourpre (le sang, la chair du Christ) et d'orpiment (le jaune de la lumière solaire) : elle montre une imago du Christ Verbe sacrifié en présence dans le monde sensible qu'il organise.

Remarquons enfin que la croix est polarisée par les deux rectangles qui occupent les espaces oblongs ouverts à son pied et les deux carrés qui flanquent sa tête : le rapport des formes rend la verticalité significative. La croix transmet au monde sa forme (le carré et le principe cruciforme), sa mesure (la mensura christi) et son axe auxquels le monde se soumet dans les limites de sa matière manufacturée.


Rédaction

Mathieu Beaud / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Mathieu Beaud / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « La mesure du Christ dans le monde » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/914