Lumière

Rubrique

Dans le christianisme médiéval, la lumière est duelle. Elle est un objet sensible qui permet la vision et a des effets concrets dans le monde, c'est-à-dire qu'elle est phénomène physique qui existe en soi et dans sa rencontre avec d’autres substances : elle est expérimentable par les sens, et elle est étudiée par les sciences. Mais la lumière est aussi une qualité divine (on parle d’attribut de la substance divine) : flux continu, elle est un principe qui agit dans le processus de Création du monde et dans le déploiement du monde dans le temps et l’histoire.

Dans les textes comme dans les images, lumière sensible et lumière divine sont totalement entrelacées sans être confondues, et c’est bien là tout l’enjeu du concept chrétien de lumière : que peut dire la lumière sensible de la lumière divine, et comment ? La question est aussi centrale pour les théologiens qu’elle l’est pour les artistes médiévaux.

Cette double appréhension de la lumière est déjà présente dans la Bible. La lumière est une créature, comme le temps qu’elle précède, du reste. Elle apparaît au tout début du livre de la Genèse : « Dieu dit : ‘que la lumière soit’, et la lumière fut » (Gn 1, 3). Elle achève aussi la Bible puisqu’elle est au cœur de l’une des toutes dernières révélations du livre de l’Apocalypse : « De nuit, il n’y aura plus ; ils [les habitants de la Jérusalem céleste] se passeront de lampe ou de soleil pour s’éclairer, car le Seigneur répandra sur eux sa lumière, et ils règneront pour des siècles et des siècles. » (Ap 22, 5). Pour les chrétiens, la lumière est requalifiée dans le plus important des prologues évangéliques, celui de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière (lux) des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie. » (Jn 1, 1-5). Si l’Ancient testament associe surtout la lumière à la vie et au feu divin, les chrétiens, en un glissement prévisible, lient lumière et action divine en une seule figure : le Christ, Verbe co-créateur, ordonnateur et sauveur du monde.

Pour exprimer l’intimité entre lumière et action divine, le champ lexical chrétien reprend le lien que le platonisme avait déjà établi entre le binôme lumière/vue et le binôme vérité/illumination. La lumière est la vérité du Christ et elle se propose à l’accueil dans tous ceux qui s’ouvrent à elle : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme » (Jn 1,9), en écho à Prov. 20, 27 : « La lampe (lucerna) du Seigneur est le souffle (spiraculum) de l’homme ». Cette vérité est perçue comme une grâce. Telle une ré-animation, la lumière du Christ agit dans l’humain et le régénère par la connaissance et par l’adhésion. Dans le cadre de la prédication, cette lumière permet de décrire les effets sensibles de la Parole divine, à laquelle on prête les mêmes propriétés de flux, de diffusion, d’éclairement et de régénération. Quant au terme polysémique gloria, omniprésent dans la liturgie chrétienne et dans l’exaltation de la royauté, c’est lui qui qualifie la lumière des corps ressuscités, de même que celle des saints qui en donnent un aperçu dans la vie terrestre.

Deux mots latins médiévaux, déjà présents dans la culture antique, servent à désigner cette lumière : lux, la source, le principe d’illumination au sens propre comme au sens figuré ; et lumen, la luminosité, diffusion et radiation d’une lumière, qui est matérielle, effet sensible de la lux dans le monde. Cette distinction s’exprime dans la Bible latine. Le Christ est lux, lumière de vie (Jn 1, 5 et 8, 12), et les apôtres sont également lux, lumière du monde (Mat. 5,14). Cette lumière est reçue par l’humanité comme un don suprême de Dieu, une bénédiction (Ep 5, 9, Jn 2, 9 etc.).

La luminosité (lumen), essentiellement matérielle, est parfois aussi une lumière spirituelle, mais l’écart avec lux demeure, distinguant principe actif et effet : « en toi (Yahvé) est la source de vie, par ta lumière [in lumine tuo], nous voyons la lumière [lumen] » (Ps 35, 10). Si la distinction entre lux principe émetteur et lumen processus de diffusion est au cœur de la réflexion scientifique et théologique sur la lumière, il ne s’agit pas d’une opposition.

Dans le registre matériel, le rayon lumineux (lumen) est consubstantiel à sa source (lux), voire indivisible d’elle. Dans le registre spirituel, la lumière qui émane de Dieu et devient sensible aux hommes maintient un lien avec le principe dont elle est issue. Sans partager la totalité des qualités divines de ce principe, elle en conserve certaines propriétés, qui s’expriment dans le monde. Les travaux médiévaux sur l’optique, notamment ceux de Robert Grosseteste, Roger Bacon, Witelo et Jean Pecham sur les phénomènes de réfraction et réflexion de la lumière ne remettent pas en cause cette structuration des propriétés lumineuses. Ils en précisent même les métaphores lumineuses qui serviront à la métaphysique et à la théologie chrétiennes. Lorsque le christianisme médiéval intègre, voire prolonge les théories antiques de la lumière, c’est en les articulant avec une théologie où la lumière est vérité divine, et sert les enjeux d’une esthétique pour laquelle ce qui est Beau (lumineux) est ce qui est Vrai, et vice-versa.

Parce que la lumière existe corporellement, même dans son état le plus pur, elle a un comportement physique. La lumen se diffuse sous forme de rayons linéaires dans toutes les directions. Ces rayons emplissent instantanément tout l’espace environnant, à moins d’être arrêtés, réfléchis ou réfractés sur ou dans un corps dense. Les artistes respectent cette propriété naturelle dans leur figuration du monde, et à partir de Cimabue et Giotto, ils en jouent dans la configuration même de leurs œuvres, dans le travail des ombres comme dans l’établissement d’illusions perspectives. La lumen se caractérise aussi par un affaiblissement progressif qui est proportionnel à sa distance par rapport à sa source (lux). C’est sur ce socle empirique que se déploie la théorie néoplatonicienne de l’émanation lumineuse à partir du Créateur qui est lumière pure. On en trouve le meilleur exemple chez le Pseudo-Denys, dont la pensée est diffusée à partir de l’époque carolingienne : plus on est loin de Dieu, moins la lumen est puissante ; inversement, une trop grande proximité avec la source divine débordera les capacités de perception humaine.

Un troisième terme permet de caractériser la lumière : color. Depuis Aristote, et en particulier dans le traité qu’on lui attribue à tort au Moyen Âge, le De coloribus, la couleur est l’une des propriétés inhérentes des objets. Si lux est la source de la lumière et lumen sa diffusion, color est la lumière matérialisée sur la surface des corps solides : noir et blanc en constituent les deux pôles extrêmes, théorisés par Thomas d’Aquin, et la transparence en acquiert une valeur éminemment positive, puisque la lumière traverse les objets sans en être affectée. Sauf rares exceptions, il n’y a de lumière que colorée, et il n’y a de couleur que par effets combinés de la lumière et de la matière.
Ce que nous identifions aujourd’hui en termes de teintes, saturation et brillance/matité, est donc plutôt perçu, au Moyen Âge, comme un rapport global à l’illumination et à la densité.  Outre qu’un grand nombre de termes qualifient le blanc, le terme glaucus renvoie, par exemple, autant à l’intensité qu’à la valeur ; viridis peut signifier « vert » mais aussi « sombre », voire « pâle » ; de même, « clair » et « brillant » sont deux notions totalement différentes. A cela s’ajoute que les conditions d’éclairage médiéval – lumière du jour polarisée dans les édifices et jeux des luminaires – font des couleurs des vecteurs dynamiques. Une couleur n’est pas un aplat immobile mais de la lumière en mouvement sur une surface vibrante qui capte le regard et construit la présence et la spatialité [M. Pastoureau, 2013 ; H. Pulliam, 2012].

D’autres termes majeurs, et donc d’autres registres d’attention sont ainsi à considérer dans les textes comme dans les oeuvres d’art. La claritas, lumière traversante, pureté et transparence, est ce que l’Esprit Saint produit précisément dans l’Humain, explique saint Paul (2 Co 3, 18 ; Ph 3, 20-21). Elle constitue, pour Thomas d’Aquin, l’une des trois composantes de la Beauté, avec la proportion et l’intégrité. La splendor est, elle, placée du côté de la brillance. A partir du XIIIe siècle, c’est elle qui qualifie le réfléchissement des rayons lumineux pointés sur un corps solide, à la différence de la lumière diffuse, enveloppante.

Un autre champ sémantique considérable concerne ainsi le réfléchissement de la lumière sur les métaux, les pierres et autres matériaux brillants, comme micare ou coruscare par exemple, qui alimentent aussi bien les commentaires que la lyrique chrétienne.

Toutes ces anciennes et nouvelles propriétés identifiées de la lumière donnent lieu à des déclinaisons théologiques considérables, et c’est avec cet arrière-plan de convergences que les artistes médiévaux déploient la lumière et les couleurs dans les œuvres qu’ils produisent. Elles concernent aussi bien l’ordre du monde mis en forme par la lumière que les possibilités qu’elle donne à l’humain de voir le monde et le comprendre.

La première de ces convergences est la capacité qu’a la lumière de se poser en principe de distinction : elle permet de voir, de discriminer, de qualifier les substances et les êtres par ses effets de réfléchissement, de contraste et de couleur. Par sa faculté spatiale, la lumière possède aussi la propriété d’être un agent dynamique : elle modifie ce qu’elle touche ou remplit, et elle en modifie aussi la perception, que ce soit sur un plan matériel ou sur un plan spirituel. Distinguée en lux et lumen, source et diffusion lumineuse, elle sert idéalement les théophanies déclinées dans la Bible, dont les spécificités précisent la nature du lien alors établi entre l’humain et le divin. Enfin, la lumière étant qualité divine, et seule qualité proprement substantielle de la Beauté, elle-même assimilée à la Vérité, elle est au cœur de l’esthétique chrétienne, en ce qu’elle y révèle la présence et les propriétés du divin.


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Lumière » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 26 décembre 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/771