Matière

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 Au Moyen Âge, la matière (materia, res) détermine à la fois les créatures sensibles et le medium à travers lequel se fait l’expérience physique. Elle se distingue de la substance spirituelle à laquelle elle doit être unie pour s’animer. Il n’est pas lieu ici d’évoquer les débats scolastiques qui, lors de la rencontre du christianisme avec l’aristotélisme et la philosophie arabe, évaluèrent les différents registres d’existence de la matière et de l’absence de matière (en particulier à propos des anges, comme l’étudie Thomas d’Aquin dans le De substantiis separatis). On retiendra que la tradition chrétienne veut que toute créature, même uniquement spirituelle, a une substance sur laquelle s’appuie la possibilité d’existence de ses qualités, mais que cette substance se distingue de la matière des corps sensibles qui ont une forme et une localisation perceptibles. On retiendra aussi que toute matière sensible renferme des traces de la Création divine (dans la continuité de la christianisation intégrale du monde par saint Augustin dans le De doctrina christiana) : ce sont ces traces que les artistes chrétiens imitent et manipulent dans leur production destinée aux ministres du culte et aux croyants. La nature même des matériaux, une fois éclairée par la compréhension de leur essence, sert ainsi le propos des artistes dans leur évocation du divin et des opérations spirituelles (La matière mise en forme).

Les caractéristiques de la matière proviennent des propriétés et des quantités des quatre matériaux élémentaires qui sont susceptibles de la composer : terre, eau, air et feu, éléments déjà identifiés dans la philosophie présocratique, que l’on rencontre dès les premiers versets de la Genèse. Dieu les dispose dans ses créatures lors de leur création (Adam, par exemple, est fait de glaise). Cette matière est modifiée par le Péché originel qui altère autant les corps et déforme les âmes qu’il abîme le Jardin parfait dans lequel vivaient les humains : inscrite dans une appréhension profondément anthropocentrée de l’histoire du monde, la matière terrestre porte ainsi en elle la trace du mal, ce dont témoignent son imperfection et son altération dans le cours du temps. Attachée au devenir des humains, elle n’en demeure pas moins unifiée, puisque chaque créature s’y présente comme un système dynamique identiquement soumis aux règles du mélange et de l’altération. De fait, toute l’ambigüité de la matière du monde tient dans sa double polarité négative et positive : elle est aussi corrompue qu’elle est efficiente dans le processus du Salut et la conversion vers Dieu. C’est ce qui explique que la culture ecclésiologique médiévale a oscillé, selon les siècles, les priorités et les lieux, entre le mépris et le rejet de la matière (comme chez les Cisterciens, les ermites ou encore les Franciscains), et son association de plus en plus somptuaire à la manifestation de la puissance salvatrice, mais aussi temporelle, de l’Église (pour ne citer que les Clunisiens ou la papauté romaine). On n’oubliera pas, en effet, que malgré les limites fonctionnelles que lui impose sa nature lapsaire, la matière terrestre a été purifiée et divinisée par le Christ, et qu’elle demeure la seule interface sensible entre l’humain et le monde qui l’entoure, ne pouvant, à ce titre, être exclue des processus de communication et de médiation. En d’autres termes, la matière n’est pas figée dans une nature ; elle est en constante transformation, phénomène qui occupe une place centrale dans le christianisme médiéval, extrêmement averti de l’inconstance et de la mutabilité du monde (La matière terrestre comme milieu dynamique).

La matière terrestre dont sont faites les créatures du monde sensible n’a pas vocation à subsister en tant que telle après la fin des temps, puisque le monde terrestre doit disparaître après la victoire du Christ sur le Mal, juste avant le Jugement dernier (Mat 24, 35 : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » et Ap 20, 11 : « Puis je vis un trône blanc, très grand, et Celui qui siège dessus. Le ciel et la terre s'enfuirent de devant sa face sans laisser de traces »). Cette matière terrestre, corrompue, naturellement corruptible et destinée à disparaître, est celle que l’humain connaît pendant sa vie, à la fois dans son corps et tout autour de lui (La matière corrompue par le Mal), mais dans des degrés de corruption différenciés et à l’exception des choses saintes.

Il est en effet inscrit dans le plan divin eschatologique, et essentiellement dévoilé dans le livre de l’Apocalypse de Jean, que cette matière a vocation à se purifier dans l’attente du Jugement dernier. Dans l’économie chrétienne, cette mécanique de retour vers Dieu n’est décrite que pour l’humain, mais on peut considérer que, de la même façon que la terre a chu à la suite de l’humain, elle le suivra dans son retour vers le Créateur. La voie de la purification est double. Elle repose en premier lieu sur la sanctification du monde que permet le sacrifice christique, qui lave le Péché originel en redonnant accès à la vie éternelle. Sur le modèle de cette sanctification christique, s’opèrent les conversions humaines vers Dieu et les rituels de l’Église qui peuvent, à leur tour, purifier la matière (La matière sanctifiée).


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Matière » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/766