Espace

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Le terme spatium, traduction latine commune de ce que l’on nomme espace, ne qualifie pas dans le vocabulaire des Écritures et de ses commentateurs une étendue, une surface ou un volume vide à remplir. Le spatium ne se réduit pas non plus à la spatialité, puisqu’il définit objectivement un intervalle entre deux choses, que cet intervalle soit spatial ou temporel. Pour appréhender la façon dont les chrétiens médiévaux comprennent et interprètent les expériences spatiales qu’ils trouvent dans les textes bibliques, il faut mettre en relation plusieurs autres notions, rarement liées à des réalités mesurables mais qui construisent un système spatial cohérent.

La spatialité médiévale que considère l’OMCI n’est pas uniquement l’expérience qu’en fait l’humain en tant qu’espace vécu (la figuration d’une distance, par exemple) ou en tant qu’espace produit par une culture (comme l’appréhension du territoire d’une communauté). Elle est aussi pensée comme une mise en relation polarisée de l’humain avec le divin, et de l’humain avec l’humain. Cette spatialité est posée comme un a priori théorique, lié aux conceptions chrétiennes de l’organisation du monde, que les médiévaux considèrent comme objectif.

Cette spatialité théorique repose sur un paradoxe fondamental qui demande de concilier la théologie d’un Dieu omniprésent (présent partout entièrement et perpétuellement) et un monde au-delà des limites duquel rien n’existe sinon l’infinité de Dieu. Cela revient à articuler ce Dieu infini et transcendant avec la certitude d’un cosmos fini dont le modèle, venu de la culture aristotélicienne et ptoléméenne, ne sera questionné qu’à la fin du XVIe siècle [A. Koyré, 1988]. Les médiévaux réussissent à concilier cette contradiction, en mettant continuellement en relation deux niveaux : l’expérience du monde sensible (le Monde créé et perceptible, contenant la Terre et le ciel), clos sur lui-même et la foi en des Cieux invisibles qui seraient le lieu de séjour du seul divin débordant et enveloppant sa Création. Dieu réunit et contient donc ces deux niveaux, à la manière de l’image du livre d’Isaïe : « Ainsi parle YHWH : Le ciel est mon trône, et la terre l'escabeau de mes pieds » (Is 66, 1). Si l’écart entre ces deux niveaux n’est pas physique mais substantiel, il se traduit bien souvent par un vocabulaire spatial.

Lorsque la cosmologie médiévale articule Cieux et Monde, elle le fait à partir de la position centrale de l’humain, dont la place et les mouvements dans l’ordre universel sont également exprimés en termes spatiaux. Dans le schéma du début des temps, et selon un modèle géocentrique hérité de l’Antiquité, la terre est au centre du monde, le Paradis terrestre au centre de la terre, et l’humain au centre du Paradis où, créature que Dieu a faite à sa ressemblance, il se tient auprès de l’Arbre de vie qui le rend immortel. Après avoir commis le péché originel, l’humain est chassé du centre du Paradis : il s’éloigne de Dieu, sa source de vie ; son âme (spirituelle) devient hétérogène à son corps (animal) et un écart s’instaure entre les deux, rompant l’unité première. L’histoire du péché débute ainsi par un décentrement de l’humain, qui est une déchéance.

De façon paradoxale, l’anthropocentrisme du système perdure à ce décentrement. La dissolution de l’unité primordiale de l’être humain par éloignement de Dieu est le paradigme d’une altération similaire de l’ensemble de la Création. Il s’agit là d’un élément déterminant pour comprendre l’espace médiéval : le Salut de l’humanité va de pair avec le Salut universel dont la restitution de la place et de la distance à Dieu est la clé. [A. Guerreau, 2003]. C’est dans le cadre de cette appréhension très spécifique de l’espace, de la distance, de la place, du mouvement, que les chrétiens construisent des notions liées à la spatialité qui leur permettent de penser et de commenter le récit biblique.

La première, fondamentale, est la distance. Relative et non quantifiable, cette distance se comprend comme un rapport d’éloignement et de rapprochement par rapport au divin. La suivante est le lieu (locus). Le terme définit une localisation centripète, qui a pour effet de créer des rapports de distance autour d’elle. Dans un système spiritualisé, la notion de Locus concerne prioritairement les lieux sacrés, qui possèdent de puissants effets de contraction spatiale à l’horizontale comme à la verticale. La troisième notion caractérisant la spatialité chrétienne est celle de place. La place a cela de distinct avec le lieu, qu’elle est un emplacement attribué, caractérisé par l’être qui l’occupe ou par la réalité qui s’y présente. Du fait que la place est moins un espace isolé qu’un espace occupé, il crée une unité de substance entre la chose et sa localisation, ce qui conduit la place à endosser une valeur qualitative. C’est cette distribution des places qui permet de penser la hiérarchie organique du monde. Enfin, la Création étant conduite matériellement par la Sagesse divine, c’est-à-dire par un Verbe ordonnateur, l’ensemble de la distribution du Créé est régi par des lois qui octroient et maintiennent règle et mesure en tout. L’ordonnancement spatial n’échappe pas à ce principe. Accessible à l’intelligence humaine, il est compris comme une géométrie divine, expérimentable par les sens, et déclinée en proportions harmonieuses.


Rédaction

Mathieu Beaud / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Mathieu Beaud / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Espace » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 27 décembre 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/765