Vision

Rubrique

La vision occupe au Moyen-Âge une place centrale dans le champ des connaissances. Elle implique en effet aussi bien le corps que l’âme, tous deux mobilisés, tant lors de la réception de la vision que dans son élaboration et son intériorisation. Nécessaire à la connaissance de Dieu et de la Création, elle est structurée par une tension entre deux pôles qualitatifs : celui, positif, de la vision de Dieu, et celui, négatif, de la vision fautive menant à l’erreur. Comprendre la vision en contexte chrétien, c’est l’envisager à la fois sur un plan scientifique et sur un plan théologique, à commencer par les écrits des Pères de l’Église.


Augustin d’Hippone a fortement influencé la compréhension médiévale de la vue et de la vision. Dans La Genèse au sens littéral, Augustin établit une distinction entre trois degrés de vision : visio corporalis, visio spiritualis, visio intellectualis (vision corporelle, vision de l’âme et vision intellectuelle) qui traduisent une progression vers l’intelligence divine, celle-ci étant d’autant plus intense que l’engagement du corps de chair se fait moindre. Cette division ternaire est simplifiée par l’usage, et c’est avant tout la dichotomie corps/âme qui structure les théories de la vision élaborées par les auteurs médiévaux, y compris dans les œuvres d’Augustin lui-même. La vision corporelle (Oculus carnis ou corporis) s’oppose dans cette perspective à vision spirituelle (oculus cordis ou mentis), dans la logique de la séparation de la chair et de l’esprit autour de laquelle s’articule le système de représentation médiéval de l’homme. Les sens en effet doivent faire l’objet d’une certaine méfiance : ce que l’œil voit peut n’être qu’illusion ou tromperie. Augustin affirme que la vision corporelle est la forme la plus basse et s’appuie sur les sens, tandis que la vision spirituelle se réfère aux choses vues en rêve ou en imagination, et que la vision intellectuelle, la forme la plus élevée, est celle qui permet de contempler le divin dans ses qualités ontologiques - une vision qui est avant tout intellection. L’homme a en effet la capacité de connaître en dépassant le sensible. La vision béatifique, contemplation directe de Dieu, est la forme suprême d’une vision promise à tous les chrétiens après leur mort ; elle se distingue des autres visions en ce qu’elle s’opère par participation, c’est-à-dire que le regardant, qui a rejoint la Jérusalem céleste, se tient en Dieu. Mais en attendant de recevoir cette vision de leur vivant, les chrétiens doivent se contenter d’une forme inférieure de vision. Paul mentionne cette nature imparfaite et temporaire de la vision dans la Première Épître aux Corinthiens (1 Co 13, 12)  : “Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face”.


Le sensible, incluant autant des objets que des phénomènes, est un accès au monde partiel et imparfait mais indispensable. La vision – talonnée par l’ouïe que certains privilégient en raison de son rôle dans la prédication – est le sens privilégié par la culture chrétienne médiévale. Certaines qualités divines peuvent être signifiées par des formes et des substances qui sont intimement liées aux traces que Dieu a laissées dans le monde, de sorte que la vision permet d’accéder à ce qui n’est pas représentable : le visible conduit vers l’invisible. Il faut y ajouter les miracles du Christ et des saints, et l’ensemble des signes de l’action divine dans le monde dont la vision permet de faire témoignage.


En synthèse, cette rubrique abordera la vision dans sa dimension sensible : les organes des sens permettent le degré le plus élémentaire de la vision, la vision corporelle. Les données collectées par les sens sont articulées par un processus de cogitatio qui associe imagination, remémoration et intellection, donnant lieu aux visions de l’âme. Toutes ne résultent cependant pas d’une démarche intellectuelle délibérée : rêves et visions prophétiques sont envoyés par Dieu et requièrent une interprétation. Ces visions peuvent en outre induire une transformation de celui qui les reçoit : on parlera de visions performatives. Enfin, il importe de rappeler que la vision est soumise à la condition peccamineuse de l’homme, qui entraîne la vision fautive : l’aveuglement, l’illusion, la mésinterprétation et le refus de voir sont l’apanage de l’humanité.

 


Rédaction

Nicolas Varaine (avec la participation de Nancy Thebaud) / Direction scientifique : Sébastien Biay, Isabelle Marchesin


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Nicolas Varaine (avec la participation de Nancy Thebaud) / Direction scientifique : Sébastien Biay, Isabelle Marchesin, « Vision » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 26 décembre 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/763