Les deux états matériels de la chair

Motif iconographique

Le monument de John Fitzalan est composite et tient autant du cénotaphe (monument funéraire dont le corps est absent) que du sarcophage (contenant le corps). Sur la plaque supérieure est déposé l’effigie allongée du comte en prière : il s’agit du gisant. Il a les yeux ouverts vers le ciel et il est vêtu de son armure. Sa tête repose sur un coussin tenu par des anges et ses pieds reposent sur un cheval, l’insigne de sa famille. Sous le gisant se tient un parallélépipède à remplages qui rappelle à la fois un autel et la cuve d’un sarcophage dont les parois latérales auraient disparu. Il contient, et donne à voir, un transi déposé sur son linceul. Le mort a les yeux et la bouche légèrement entrouverts, sa chair s’est desséchée, il ne reste du corps que la peau tendue sur les os et les tendons (voir Corps périssable).

Les historiens ont proposé que le transi, plus qu’un memento mori, prenait ici la place du cadavre absent du comte Fitzalan, anticipant le rituel de réinhumation espéré par la famille qui paya, du reste, une rançon pour récupérer les restes de leur défunt [J. Barker, 2016]. De fait, dans cette œuvre, l’articulation entre gisant et transi ne se place pas tant du côté du macabre que du côté de l’association entre un corps de chair intègre, vivant et tendu vers le ciel, et un corps de chair morte, posé au sol : un même corps donc, dans deux états substantiels articulés l’un avec l’autre, qui établissent le plan d’espérance propre à la liturgie des défunts.

Le transi n’est, en effet, ni le squelette ni le cadavre en putréfaction attaqué par la vermine que l’on peut voir dans des œuvres un peu plus tardives. Il possède ces composantes structurelles du corps d’origine dont Ézéchiel annonce qu’elles recevront de Dieu le souffle de la vie (Ez 37, 4-6). Mieux, sous les traits tirés du cadavre desséché se tient encore l’idée d’une physionomie, d’une personne dont la théologie chrétienne assure qu’elle renaîtra à la vie dans son corps de chair devenu immortel (Rm 8, 11). C’est précisément ce que figure le gisant présenté dans la situation paradoxale, mais théologiquement affirmée, d’un corps terrestre et ressuscité tout à la fois. Ses mains en prière sont autant un appel à la miséricorde divine – le second volet fondamental, après l’espérance, de l’euchologie funéraire de la fin du Moyen Âge – qu’elles ne manifestent la dévotion des élus mis en présence du Dieu paradisiaque. Cet au-delà présent aux yeux du défunt, mais pas du spectateur, est signifié par les anges qui soutiennent le coussin accueillant la tête.

Dans ce monument funéraire, la corruptibilité de la matière terrestre cède donc le pas devant l’espérance ; elle n’est pas dissimulée, puisque la désagrégation de la chair animale est patente, mais elle est atténuée à la mesure de la résurrection attendue : le monument établit que le comte d’Arundel, au corps absent, reviendra bien à la vie, à la fin des temps, dans un corps de chair fait d’une matière non plus terrestre mais céleste, spirituelle.


Rédaction

Isabelle Marchesin et Nancy Thébaut / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin et Nancy Thébaut / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Les deux états matériels de la chair » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/1205