La matière mise en forme

Thématique iconographique

La création ex nihilo est centrale dans la Genèse et dans l’Évangile de Jean qui en font le récit. Dans le livre de la Genèse (Gn 1), Dieu crée le ciel, la terre et les créatures en six jours. Les artistes ont parfois représenté Dieu comme le premier artifex ou, plus précisément, comme le premier « artisan géomètre », puisqu’il planifie la Création et assure la mise en forme de la matière organisée du monde à partir de la matière informe. Dans la traduction latine largement répandue du Timée de Platon par Calcidius (Commentaire au Timée de Platon, IVe siècle), l’artifex crée le feu, l’air, l’eau et la terre à partir d’une matière primordiale auparavant dans un état de chaos. Calcidius traduit le grec ὕλη (hyle), qui connote la matière informe ou primordiale, par le terme latin substantia, mais dans son commentaire du texte, il nomme aussi cette matière primordiale silva. Cette deuxième traduction reprend le terme latin désignant l’abondance végétale, la forêt ; il associe de fait au concept de matière primordiale l’idée d’un chaos mutable, d’une potentialité à l’ordre, d’un matériau donc que la Nature met en ordre. C’est ce que Bernard Silvestre développe par exemple dans sa célèbre cosmologie allégorique, De Mundi universitate sive Megacosmus et Microcosmus (c. 1148) (Le végétal comme Silva). Dans l’ordre ontologique de la nature, il existe quatre éléments fondamentaux : la terre, l’eau, l’air et le feu, présents partout dans l’univers, mais en quantité et en agencement différents selon les lieux et selon les règnes et les créatures. Ces éléments sont hiérarchisés à la mesure de leur poids et de leur épaisseur, l’air et le feu étant les deux matières supérieures (Les quatre éléments).

Outre le contraste entre la matière informe et la matière formée dans le processus de création, la notion de « forma » – détermination à être une chose et non une autre à partir d’une potentialité ontologique – est théologiquement connotée : le monde prend ses formes par l’action du Verbe, de même que le Christ a pris la forme de Dieu (forma dei) par l’Incarnation (voir  Verbe). Les formes ne sont pas la matière mais des valeurs qui s’appliquent à la matière. Les plus fondamentales sont celles qui s’expriment par les nombres en ce qu’ils révèlent les potentialités essentielles des êtres créés à devenir ce qu’ils sont. Ils sont accessibles intellectuellement, et figurés dans les artefacts, par l’entremise de la géométrie et des proportions, dans des schématisations et des diagrammes représentant par exemple l’univers, les édifices sacrés, ou se déployant dans des images narratives sous la forme de structures signifiantes, tels la croix, le cercle, le trine ou les quaternités (La géométrie divine). Si ces formes mathématiques sont hiérarchisées à la mesure de leur proximité avec le spirituel, elles se manifestent d’abord dans la Natura, créée par Dieu pour relayer la mise en forme du monde, qu’elle soit considérée comme constamment assujettie à l’action divine ou qu’elle gagne en autonomie et se fasse système, comme c’est le cas à partir du XIIe siècle. Ce sont alors les matériaux eux-mêmes, avec leurs propriétés singulières de solidité, de mutation, d’imputrescibilité, de transparence ou encore de luminosité, qui sont considérés comme autant de signes de l’action divine, que les artistes médiévaux emploient, à leur tour, pour en utiliser la puissance évocatrice. Ces analogies, citations et effets plastiques sont placés au cœur même de l’art chrétien médiéval. Les textes bibliques vétérotestamentaires instauraient déjà une sémiotique des matériaux qui, se faisant le pendant des nombres sensibles de la Création, avait la faculté de célébrer le démiurge et ses lois. Les artistes chrétiens s’inscrivent dans cet héritage. Les constructions et les objets destinés à la célébration communautaire, qui ambitionne de mettre les croyants en présence d’une anticipation de leur vie céleste, sont réalisés avec des choix de matières spécifiques qui évoquent le divin. Ces matières peuvent attester que les artefacts ont été retirés de la vie terrestre et appartiennent à une Église déjà céleste (Voir Sacré comme interface avec le divin). Elles peuvent aussi être manipulées par les artistes pour leurs propriétés et leurs effets sensibles pour établir un système de signes destiné, paradoxalement, à en dépasser l’expérience, puisqu’ils élèvent de l’épaisseur du monde sensible vers l’immatérialité de la vision spirituelle (Les matériaux signifiants et voir Signe herméneutique).


Rédaction

Isabelle Marchesin et Nancy Thebaut / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin et Nancy Thebaut / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « La matière mise en forme » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/1193