Les signes visuels comme discours théologique

Motif iconographique

Le cimetière de Castledermot contient deux grandes croix de granit sculptées, dont une, placée au sud, qui figure une crucifixion. Ces croix font partie d’un très vaste ensemble de croix monumentales réalisées entre 750 et 1150, tout particulièrement en contexte monastique. De haute taille, historiées et ornées, et sans doute originellement polychromes, elles développent des programmes bibliques et/ou hagiographiques disposés en panneaux articulés spatialement et typologiquement.

À la différence de sa face est, la face ouest de la grande croix sud de Castledermot est entièrement historiée. Le Christ placé à la croisée des traverses s’offre au regard, les bras ouverts en croix : dans la mesure où le bois de la croix historique n’est pas figuré, c’est ce geste d’offrande de soi qui constitue le cœur du motif. Non figurée, la croix historique est toutefois évoquée par la découpe centrale en croix grecque, un champ où se tiennent non seulement le Christ et deux anges, mais aussi les deux soldats romains portant lance et éponge, tels que le rapporte le récit évangélique. L’épisode historique est donc bien présent, mais placé en retrait ; il fonctionne comme la manifestation historique d’un geste de sacrifice qui transcende la localité et le temps, qui est le signe du Salut universel. La croix grecque est à son tour enchâssée dans et prolongée par les deux montants monumentaux de la croix sculptée. Elle devient, à son tour, un signe de la croix universelle, mais posé au présent dans un lieu, le monastère de Castledermot au IXe siècle.

On retrouve de similaires mécanismes de glissements de sens entre le particulier et l’universel, entre récit et principe, dans les autres scènes sculptées du monument. Les panneaux historiés contiennent une à trois figures qui fonctionnent de concert, quoiqu’issues de tous les temps de l’histoire sainte, les deux testaments, les apocryphes et l’hagiographie patristique. Au-dessus de la base portant une scène de chasse, on peut identifier Daniel dans la fosse aux lions (Dn 6), qui évoque, depuis l’époque paléochrétienne la victoire du Christ remonté des Enfers sur la mort, puis une figure menacée par deux hybrides, probablement la tentation de saint Antoine dans le désert, qui évoque un autre type de victoire, celle qui combat le Mal qui déforme l’âme, et est assimilable à une mort spirituelle (rapportée par saint Athanase). S’ils constituent deux épisodes de victoire sur le monstrueux que l’on pourra mettra en relation avec la scène de chasse du socle comme évocation de la condition humaine, ces deux épisodes rappellent que la croix permet de vaincre la mort de la chair et la « mort » de l’âme.

Les deux panneaux au-dessus figurent Ève donnant la pomme à Adam, puis les deux ermites saint Antoine et saint Paul partageant le pain providentiel que leur apporte un corbeau (récit chez saint Jérôme). Si les deux scènes sont analogiques dans les gestes et par l’objet qu’elles concernent, elles sont aussi antagonistes, la plus haute compensant par la plus basse : la nourriture du Péché, la pomme, est ici recouverte par la nourriture spirituelle, le pain providentiel envoyé par Dieu aux deux saints chrétiens reclus dans le désert. Les quatre panneaux, rapportés par position au Christ, évoquent ensemble une substance – la nourriture qui vainc la mort et que l’oiseau fait descendre, à partir du ciel, le long du montant vertical de la croix de granit, jusqu’à la terre même du monastère de Castledermot. Victoire sur la mort et réparation des corps comme des âmes, cette nourriture est bien sûr le pain eucharistique, c’est-à-dire ce qui, du corps supplicié du haut de la croix, parvient jusqu’aux hommes.

Les deux panneaux disposés de part et d’autre du Christ sur la traverse concernent la croix elle-même. On y retrouve deux motifs faisant signe, issus de l’Ancien Testament. À gauche, David joue de sa harpe. Prophète, roi et instigateur de la liturgie autour de l’Arche d’alliance [I. Marchesin, 2000], il préfigure l’ordre harmonieux que le Christ réinstaure dans le monde (voir La ré-harmonisation du monde par David-Christ) – la forme géométrique de la croix constituant un archétype de lien et de perfection formelle – et dans la communauté des croyants dont l’alliance avec Dieu passe par le sacrifice.  À gauche est figuré le sacrifice d’Isaac. En apparence, c’est-à-dire au plan littéral, le motif préfigure le sacrifice du Christ. Activé par sa position sur la traverse, et associé à l’épisode de David, il devient le signe du recouvrement du sacrifice hébraïque, l’Ancienne Loi, par le sacrifice christique, la Nouvelle Loi. La traverse de la croix dit donc du sacrifice qui subsume en totalité le passé de l’histoire sainte, qui s’en révèle réduit à la fonction d’anticipation et de préparation d’un présent perpétuel qui ne prendra fin qu’avec la fin des temps. Je m’arrêterai à ce stade de l’analyse, les deux panneaux supérieurs étant trop abîmés et débattus par l’historiographie. Les trois figures juste au-dessus du Christ pourraient être les trois Hébreux dans la fournaise, un autre motif paléochrétien signifiant la résurrection. Quant à la scène supérieure, qui a été proposée comme l’arrestation de saint Pierre, ce qui n’a rien à voir avec le programme général, il pourrait souligner le rôle de vicariat du Christ endossé par les prêtres, s’il correspondait bien, comme je le suspecte, à une figuration de Moïse bras levés, soutenus par Hur et Aaron, pendant la bataille victorieuse contre les Amalicites, une scène que l’on retrouve sur la croix de Monasterboice, par exemple, et qui permet le récit jusqu’au temps présent.


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Les signes visuels comme discours théologique » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/1174