Signes herméneutiques

Thématique iconographique

« Qu’appelle-t-on l’Ancien Testament sinon l’occultation (occultatio) du nouveau ? Et qu’est donc le Nouveau Testament sinon le dévoilement (revelatio) de l’ancien ? », Augustin, Cité de Dieu, l. XVI, 26.

Les mots et les évènements bibliques qu’ils rapportent sont des signes ; le Christ lui-même en pratique l’interprétation lorsqu’il s’adresse aux pèlerins d’Emmaüs : « Et commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, il leur interpréta dans toutes les écritures ce qui le concernait » (Lc, 24, 27). Si le rapport au langage et à la tradition hébraïque a contribué à forger l’approche biblique des premiers chrétiens, la Bible a, en retour, considérablement façonné la façon de penser des médiévaux et les questions qu’ils se sont posées. Les Écritures saintes sont centrées sur l’Évangile, qui est lui-même un quadruple et synoptique récit de la Révélation ; elles sont établies en deux testaments qui se répondent et elles sont prolongées par des textes apostoliques qui établissent la communauté ecclésiale et dessinent un horizon eschatologique. Elles contiennent donc des faits qui sont rapportés plusieurs fois par différents scripteurs, et qui sont disposés à tous les points du temps. Ce qui les lie, ce sont des mots récurrents et des figures (des choses) analogiques. La lecture qui en est faite est totalement polarisée sur le Christ. Si les signes divins vétérotestamentaires consistent en injonctions et actions secourables, ils sont lus au prisme Nouveau Testament, dans lequel tous les signes divins sont des miracles qui annoncent le Sacrifice et le Salut. Ces miracles recouvrent le passé dans le présent pour projeter le croyant vers le futur eschatologique (Les miracles comme signes du Salut).

Dans ce jeu quasi illimité de correspondances, de préfiguration et de réalisation, la pratique interprétative de l’exégèse initiée par les Pères de L’Église est une herméneutique : tout en respectant la littéralité comme forme transmise par Dieu, et donc détentrice d’une irréductible vérité, l’interprétation symbolique permet de densifier la signification de chaque terme et de chaque figure. Thomas d’Aquin écrit : « Alors que, dans toutes les sciences, les mots ont valeur significative, la théologie a en propre que les choses mêmes signifiées par les mots employés signifient à leur tour quelque chose », Summa theologiae, Ia pars, q. i, a. 10).  Cette interprétation symbolique des textes sacrés repose essentiellement sur l’anagogie : la révélation d’un sens spirituel à partir d’un sens littéral. Sa validité est assurée par deux grands principes : d’une part, l’action de l’Esprit saint dans la communauté ecclésiale, puisqu’il y a établi une Tradition de vérité à partir des Pères de l’Église ; d’autre part, la présence comme image, en l’âme, de la capacité de raison, de l’intellect outillé par les sciences et guidé par le Maître intérieur.

La technique d’interprétation du premier Moyen Âge (VIIIe - XIIe siècles) fut essentiellement pratiquée par les moines. Elle repose, au VIIIe et au début du IXe siècle, sur le florilège, puis sur l’organisation de citations patristiques, et enfin sur la production de gloses. Les unités analytiques qui y sont considérées sont les mots-signes. Ces mots-signes sont spécifiés par leur forme et par leur référent sensible, deux aspects qu’étudie l’étymologie (et l’on insistera ici sur l’importance des Étymologies d’Isidore de Séville). Ces mots ont toutefois une signification qui est démultipliée à la mesure de toutes leurs occurrences dans la Bible, de sorte que l’exégèse se fait « art du rapprochement universel », ainsi que le formule Alain de Libéra. La polyvalence des mots est cependant réduite par le contexte du discours, en une approche héritée des grammairiens romains, qui distingue la littera (« explication des mots selon la teneur de leur immédiat enchaînement », le sensus « analyse de la signification de chacun des éléments », et la sententia, qui est le « dégagement de la pensée profonde au-delà de l’exégèse et véritable intelligence du texte » [M.-D. Chenu, E. Gilson, 1976]. Je suggère que les représentations religieuses du premier Moyen Âge rendent compte de ce modèle interprétatif des signes bibliques. Essentiellement produites en contexte monastique, ces figurations sont composées de motifs, personnages ou objets dont la plasticité sémantique d’origine (celle qui est liée à l’exégèse biblique) est réduite par leur inscription dans un discours.

Comme dans un schéma explicatif, l’image guide alors l’intelligence vers des signes qui activent mutuellement leur sens (Les signes visuels comme discours théologique). Dans son expression la plus dépouillée, cette élaboration conceptuelle peut totalement renoncer aux formes du récit en donnant directement à voir les principes ontologiques (de forme et de substance) qui président à l’expression du divin (L’image-schéma théologique). Inversement, si les formes et substances sont le lieu de la production du sens, l’artefact où elles sont déployées peut aussi agir comme un signe, en tant qu’il produit un effet sur son récepteur. Lorsque, comme c’est très souvent le cas pendant le premier Moyen Âge, la signification de l’artefact-signe converge avec celle du discours visuel qu’il organise, il renferme alors, selon la terminologie piercienne, une très forte relation d’iconicité avec son propre discours et en devient un métasigne : (L’artefact comme métasigne)  ; il ne fait en cela que respecter les conjonctions très fortes que l’on trouve dans l’Ancien Testament entre fonction, forme et ornementation des œuvres érigées pour Dieu (au premier chef l’Arche d’Alliance).

Avec le déploiement de la culture scolastique, à partir de 1150, se développe un nouveau type de scrutation du monde. En utilisant les outils taxonomiques et analytiques de la dialectique, propres à définir et à ordonner la plus petite part d’un savoir composé en arborescence, on ne considère plus les choses seulement en ce qu’elles renvoient à des essences (une relation dont dispute, du reste, la querelle des universaux), mais aussi en termes de substance et d’accidents d’inspiration aristotélicienne. Le principe d’une herméneutique, d’un dévoilement de Dieu par l’entremise des signes, n’est pas remis en question ; on voit même se systématiser, en particulier chez les Victorins, l’usage des distinctions entre les différents sens des Écritures qu’avaient proposées Origène, Cassien et les Pères de l’Église. Mais cette herméneutique est refondée à l’aune de nouveaux outils rationnels et elle est appliquée à un nouveau champ d’investigation : la Nature. Si cet intérêt pour la nature débute au XIIe siècle, ce sont les grands théologiens du XIIIe siècle qui en définissent la science, la philosophie naturelle.  Pour Albert le Grand, ou son élève Thomas d’Aquin, par exemple, étudier la Nature, c’est contempler le Créateur, mais c’est aussi rationaliser la théologie en étudiant formes, substances, mélanges et surtout mouvements, à savoir les changements et les causes des changements qui se manifestent dans les créatures au cours du temps. Comprendre la Nature revient ainsi à comprendre les lois que Dieu lui a laissée pour sa préservation et son fonctionnement régulier, et qui concernent aussi bien les phénomènes sensibles et les phénomènes spirituels que les phénomènes dits surnaturels (une désignation qui se fait jour uniquement au XIIe siècle, et dont traitent par exemple l’astrologie divinatoire ou la magie). Le phénomène encyclopédique diffuse ce paysage rationalisé à l’ensemble de la société médiévale éduquée, dont font partie les moines et les laïques qui produisent de plus en plus largement artefacts et images.

En synthèse, jusqu’à l’époque scolastique, les signes divins étaient liés à la Trinité et au monde en tant qu’il était le milieu, fait de contraintes et de possibles, au sein duquel Dieu déployait historiquement sa Révélation. Par l’attention au particulier et par l’établissement rationnel des lois de la Nature, les signes se rendent disponibles directement dans le monde sensible. Cette forte réhabilitation de la matière comme source de connaissance modifie les représentations scientifiques dans lesquelles les composantes de l’univers ne sont plus considérées comme des données théoriques, mais comme des choses expérimentées et localisées (La figuration mimétique du monde). C’est aussi à cette époque, sur le modèle byzantin, qu’apparaissent, est-ce fortuit, des figurations de l’empreinte physique que le corps du Christ a laissée dans la matière du monde (Le signe iconique – la sainte face).

De la même façon, chaque singularité de l’histoire, de la Création jusqu’au temps présent de l’Église, trouve place et fonction dans l’édification chrétienne. On assiste à un recentrage sémiotique des images sur les figures humaines, et sur la littéralité. C’est ainsi qu’à partir de 1150, ce mécanisme d’identification qu’est l’attribut, commence à se déployer dans les images chrétiennes. Il était, jusque-là, utilisé de façon générique (tel le nimbe pour la sainteté, la couronne pour la royauté, etc.) ou bien il figurait un objet ou une caractéristique que le texte biblique lui-même liait à une figure (comme les clés pour saint Pierre, Mt 16, 19). À l’image du développement des signes identitaires dans l’ensemble de la société, c’est bientôt l’ensemble des figures représentées qui reçoivent des attributs qui en singularisent l’origine, l’identité, la qualité sociale ou morale, ou bien les actions, comme autant des synecdoques (de signes qui évoquent le tout par la partie) et rappellent le rôle des humains dans le plan divin (Le signe attributif comme synecdoque).

À la fin du Moyen Âge, faisant suite au travail de mise en ordre des textes théologiques des siècles précédents, on voit se démultiplier les encyclopédies, les sommes et traités en langue vernaculaire, mais aussi des compilations narratives, en particulier hagiographiques, comme la Légende Dorée de Jacques de Voragine. Toute une partie de l’iconographie bénéficie de ces nouvelles références puisées dans l’expérience des propriétés du monde. Le modèle d’enseignement théologique par les anecdotes, fondé dans le Nouveau Testament, s’étend ainsi aux histoires merveilleuses qui prennent force d’exemplarité chrétienne dans les prêches et la prédication (La parabole comme récit allégorique).

Pour finir, il existe dans le christianisme médiéval, un registre de signes très singuliers que sont les manifestations émotionnelles. Les émotions ont, selon les moments médiévaux et les communautés concernées, donné lieu aussi bien à des pratiques d’identification que de contrôle ou à l’inverse d’emphases, que les historiens ont bien étudiées dans les dernières décennies. Par-delà leur dimension anthropologique (par exemple celle des « communautés émotionnelles » définies par B. Rosenwein), ces émotions ont une dimension proprement théologique qui intéresse l’OMCI. Outre que le Christ utilise autant l’humilité et la compassion que la colère dans sa vie publique, émotions que l’on retrouve partout dans l’hagiographie chrétienne, le début du Sermon sur la montagne insiste sur les animations intérieures des croyants et leur signification en termes de Salut (Mt 5, 1-5): « Heureux ceux qui connaissent leur pauvreté spirituelle, car le royaume des cieux leur appartient : Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés !  Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront de la terre ! ». Si les figurations des premiers siècles du Moyen Âge tendent plutôt à une neutralisation des affects, et donc du corps, qui qualifie spirituellement les personnages, cette tendance s’inverse dans les images à partir du Moyen Âge central : la visualisation des états intérieurs ne passe plus par un encodage de gestes, vêtements et couleurs, mais aussi par des expressions émotionnelles qui culminent dans la dévotion liée au Christ de douleur de la fin de la période. La souffrance empathique, l’humilité jusqu’à la componction, l’amour intense jusqu’aux larmes y fonctionnent comme la manifestation de charismes, c’est-à-dire de dons divins qui agissent dans les corps des saints et des dévots (Les signes émotionnels).


Rédaction

Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud


Pour citer la page

Collectif OMCI-INHA, Isabelle Marchesin / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud, « Signes herméneutiques » in Ontologie du christianisme médiéval en images, consulté le 01 mai 2024, https://omci.inha.fr/s/ocmi/item/1170